Histoire

A l’école de la Résistance

Fondée en 1942 à New York par des intellectuels français, la Free French University a fait perdurer aux Etats-Unis la pensée française durant la Deuxième Guerre mondiale. Elle devint malgré elle le symbole de la lutte politique entre gaullistes convaincus et réfractaires au général français.
Un cours donné par Henri Bonnet (au centre, sur la gauche), dans les locaux de l’Ecole libre des hautes études à New York. © Dave Rosenfeld/The New School Archives & Special Collections

Le 10 juillet 1940, Claude Lévi-Strauss assiste, impuissant, à l’avènement du régime de Vichy. Avec ses amis intellectuels, l’anthropologue français décide de se réfugier en Amérique pour « continuer à penser » et lutter avec ses armes contre l’impérialisme nazi. Afin d’assurer la pérennité de la culture française, il entreprend avec l’historien Henri Focillon et le philosophe Jacques Maritain d’ouvrir une université française en plein cœur de Manhattan. Mais le lancement de l’école n’est pas aussi simple que prévu. Les professeurs français en place depuis longtemps aux Etats-Unis s’opposent à l’ouverture d’un tel établissement. Ils ne veulent pas que la France s’isole en construisant un coin de Paris aux Etats-Unis.

Les intellectuels français en exil reçoivent cependant un soutien de taille, celui de la fondation Rockefeller. Cette dernière finance l’école, à la seule condition que l’établissement ne devienne pas un instrument de propagande. Et c’est ainsi que le 14 février 1942, l’Ecole libre des hautes études, surnommée Free French University par les Américains, est inaugurée devant 3 000 personnes. L’école s’installe au numéro 66 de la Cinquième Avenue dans les bâtiments de la New School, qui aide à sa création. « C’est comme si un petit morceau de l’ancienne France avait été transplanté sur le sol américain », écrit le New York Times.

Dans une tribune publiée dans le journal Pour la Victoire, Alexandre Koyré, secrétaire général de l’école, justifie la création d’un tel établissement, qui laisse encore sceptique de nombreux Américains au sein même de la fondation Rockefeller : « Les uns pensaient surtout à la jeunesse française et francisée que l’émigration forcée avait jetée sur les rives de l’Hudson et qu’il fallait à tout prix conserver pour la France. Les autres, songeant à leurs collègues restés en France, soumis au joug et à la censure de l’ennemi, pensaient surtout à la nécessité de parler en leur nom, de faire savoir à l’opinion publique des pays libres, et surtout à celle de l’Amérique, que l’université française n’a pas trahi, qu’elle ne s’est pas convertie à l’idéologie totalitaire. »

L’appui de Franklin Roosevelt

Bâtie sur le système français, l’école est gratuite. 326 élèves s’y inscrivent dès l’ouverture. Moins de six mois plus tard, ils sont plus de 1 000 à s’asseoir sur les bancs de l’Ecole libre des hautes études. Outre les cours, les conférences du prix Nobel de physique Jean Perrin, du philosophe Jacques Maritain ou encore du mathématicien Jacques Hadamard attirent de nombreux Américains. Claude Lévi-Strauss, pas encore célèbre, ne s’exprime lui généralement que devant une dizaine de personnes. L’universalisme de la pensée française séduit les Américains et la Free French University fait parler d’elle dans la haute société new-yorkaise.

L’école reçoit le soutien Franklin Roosevelt, très attaché au rayonnement culturel français. « La pensée française n’est pas faite pour être esclave ». écrit le président américain en 1942 dans un courrier adressé au secrétaire général de l’école, Alexandre Koyré. « Ceux qui la préservent travaillent à la libération de la France. » Du côté des intellectuels français, on se réjouit de la qualité de vie aux Etats-Unis et de la santé économique du pays. L’anti-américanisme de certains penseurs français, contraints de se réfugier aux Etats-Unis, disparaît peu à peu. « N’est-il pas étonnant que la guerre nous ait donné en pays allié ce que nous ont longtemps refusé les facilités de la paix : de puissantes maisons d’édition, des revues, des journaux », déclare Henri Focillon, le premier président de l’école.

Le gaullisme, sujet de division

Cet état de grâce ne va pourtant pas durer. Certains intellectuels apprécient peu les règles fixées par la fondation Rockefeller, qui interdit tout engagement politique au sein de l’école. Alvin Johnson, directeur de la New School, est chargé d’assurer le respect de ce principe fondamental à la survie de l’établissement français. Il écrit par exemple une lettre au Daily News, affirmant que l’article du journal, qui évoque la position politique prise par l’école française, est erroné. « Aucune propagande politique n’est possible sous la gouvernance de la New School. Les universitaires français et belges sont en accord total avec ça. »

Mais très vite, les fervents gaullistes laissent apparaître leur engagement pour la France libre dans les salles de classe. Certains professeurs, mécontents de cette évolution, dénoncent l’école comme un haut lieu du gaullisme aux Etats-Unis et s’insurgent de cette « politisation de la culture ». Fin 1943, une tribune pro-de Gaulle d’Henri Grégoire, l’un des fondateurs de l’école, finit de relancer le débat sur les liens entre l’université et la France libre. L’article est publié dans la revue de l’école, Renaissance, sans l’accord de Claude Lévi-Strauss, opposé à sa parution. C’en est trop pour Jacques Maritain, alors président et en charge de la neutralité de l’établissement, qui quitte ses fonctions en mai 1944. Il estime que la position de l’école est désormais trop ambiguë et parle d’une ambiance de « guerre civile » au sein de l’intelligentsia française de New York.

Un engagement politique qui dérange les Etats-Unis

La tendance gaulliste de plus en plus visible de l’école embarrasse le département de la Justice américain. Ce dernier demande à l’école de s’enregistrer comme affiliée à un gouvernement étranger.  Avec pour conséquence la fin du partenariat avec la New School et un financement revu à la baisse. Seule solution pour éviter cette séparation : mettre fin à toute propagande gaulliste. Un accord est trouvé à l’automne 1944. Il prévoit le contrôle très strict des autorités américaines sur les différentes activités de l’école. Claude Lévi-Strauss, alors secrétaire général de l’école, est désormais contraint de rendre compte régulièrement à une juridiction américaine des prises de position des professeurs et de leurs écrits.

Ces accords précipitent le retour dans l’Hexagone de nombreux intellectuels français, alors que la fin de la guerre se profile. Des départs très mal vécus par les Etats-Unis qui imaginaient que cette fuite des cerveaux sur leur territoire serait durable. C’est dans ce sens qu’ils avaient facilité l’émigration, puis accueillis à bras ouverts les intellectuels français. A la création de l’établissement, les fondateurs de l’école française avaient pourtant assuré que l’université s’inscrirait dans la durée. C’était d’ailleurs une des conditions posées par Alvin Johnson, le président de la New School, dans une lettre envoyée à Henri Grégoire, futur président de l’école : « Ici c’est l’Amérique, une terre d’immigration où le statut de visiteur temporaire n’est pas considéré […]. L’école doit présenter au moins le potentiel d’une institution permanente, une sorte de pont entre la culture française et américaine. » Une demande restée vaine.

A la suite du retour en France de tous ses membres fondateurs, la Free French University est finalement dissoute en 1946. Claude Lévi-Strauss, Alexandre Koyré et d’autres décident alors de créer, à Paris, un établissement basé sur les mêmes principes que ceux de l’université en exil. Ainsi naît en 1947 l’Ecole des hautes études en sciences sociales, un des grands établissements français d’enseignement supérieur.


Paris à New York : Intellectuels et artistes français en exil (1940-1947) d’Emmanuelle Loyer, Grasset, 2005.


Article publié dans le numéro de février 2013 de France-AmériqueS’abonner au magazine.