A Victory for Multicolored France

Je n’ai pas poussé, à chaque but, des cris devant ma télévision. En revanche, la victoire de la France lors de la Coupe du monde de football est un phénomène fascinant d’un point de vue social, politique et culturel.

Envers le football, je le confesse, je n’éprouve pas de passion particulière. J’en connais à peine les règles et même dans la cour de mon école élémentaire, j’en boudais la pratique. A l’occasion de cette Coupe du monde remportée par l’équipe de France à Moscou, il me revient le souvenir du seul match auquel je n’ai jamais assisté. C’était déjà une Coupe du monde, à Séoul en 2002. Je me retrouvais ce jour-là à la tribune d’honneur, invité par le président coréen Kim Dae-jung, pour le jeu d’ouverture qui opposait la France au Sénégal.

Le président coréen s’étonna de ce que l’équipe de France comprenait autant de noirs et que l’équipe du Sénégal alignait plusieurs joueurs blancs. Kim Dae-jung en conclut que les Français étaient un peu Africains et les Africains assez Français. La France, en conclut-il, gagnerait à coup sûr. (Le Sénégal l’emporta.) Des circonstances comparables viennent de se reproduire à Moscou, puisque dans la sélection française, quatorze joueurs sur vingt-trois se trouvent d’origine africaine et maghrébine. D’ailleurs, la presse africaine soutint massivement l’équipe de France et plusieurs journaux au Mali et en Afrique du Sud annoncèrent que l’Afrique avait remporté la Coupe du monde.

Le football comme sport ne m’incite pas à pousser à chaque but des cris devant ma télévision, mais comme phénomène social, politique et culturel, il est exclu de ne pas s’y intéresser. Il est cependant ardu d’en tirer des enseignements définitifs. Qui gagne lorsque Kylian Mbappé, dix-neuf ans, s’impose comme la nouvelle star mondiale du foot et devient instantanément milliardaire ? La France ? Mbappé est bien français, quoique né d’un père immigré du Cameroun et d’une mère venue d’Algérie. Comme beaucoup de gamins d’origine africaine, Mbappé a passé sa jeunesse à jouer au foot au pied de son immeuble dans un quartier défavorisé de la banlieue parisienne. Donc, dans une version optimiste et progressiste de la société française, Mbappé serait un parfait représentant de l’intégration réussie, le nouveau visage de la France jeune et multiculturelle. Le succès de cette équipe arc-en-ciel qui a suscité l’enthousiasme de tous les Français serait un coup de pied au derrière des nationalistes recroquevillés sur leur ethnie blanche et hostiles à l’immigration en Europe.

Peut-être, mais on rappellera qu’il y a vingt ans, l’équipe de France avait déjà emporté la Coupe du monde, à Paris, et que l’idole de l’époque fut le buteur d’origine algérienne Zinédine Zidane. La France, clamait-on alors, était devenue black-blanc-beur. Hélas ! Peu de temps après, des émeutes dans les banlieues de Paris et Lyon jetèrent les forces de police contre des jeunes rebelles issus de l’immigration africaine. Le rêve multiculturel volait en éclats. Ce pourquoi je me garderai bien de faire des pronostics sur les lendemains culturels et sociaux de cette nouvelle aventure. L’épopée de Kylian Mbappé est elle-même ambiguë : sa réussite personnelle et son talent unique risquent de faire croire à bien des jeunes Français issus de l’immigration que l’avenir et la fortune passent par le sport plus que par l’école. On risque alors de voir gonfler les effectifs des clubs amateurs et se vider un peu plus les écoles élémentaires. Par conséquent, pour un Mbappé, va-t-on susciter une foule de déçus, frustrés et inéduqués ? L’intégration dans la société française pourrait paradoxalement souffrir du succès de l’équipe de France plutôt que d’en bénéficier.

L’attitude de la société française dans son ensemble n’est-elle pas aussi ambiguë ? On applaudit ces jeunes nouveaux Français issus de l’immigration à condition qu’ils fassent du sport et qu’ils gagnent. On les enferme ainsi dans un jeu de rôle qui a connu son précédent aux Etats-Unis : les Noirs y souffrent de discrimination sauf s’ils réussissent dans le sport ou dans la musique. Mbappé est donc un modèle et il est aussi un anti-modèle. Le plus grand service qu’il pourrait rendre aux Français de sa génération et de sa culture serait de leur dire : “Jouez au football, mais allez aussi à l’école, faites des études, travaillez, respectez les lois !” Voici comment se résoudra la soi-disant crise de l’immigration. Ce qui n’interdit pas d’aimer aussi le football.