At the Heart of the Série noire

“Notre but est fort simple : vous empêcher de dormir.” En 1945, Marcel Duhamel jette un pavé dans la mare de l’édition française. Avec la complicité de Gaston Gallimard, ce traducteur, amoureux de littérature, lance la Série noire, une collection spécialisée dans la publication de romans “durs à cuire” (“hardboiled“). Exit Agatha Christie, Hercule Poirot et ses enquêtes déductives. Bienvenue dans le monde des truands, des détectives taciturnes et des femmes fatales. Depuis 70 ans, la Série noire publie en France les grands auteurs de la littérature policière américaine, de Dashiell Hammett à Tony Hillerman en passant par Raymond Chandler, Chester Himes, Jerome Charyn et Elmore Leonard. Chemin faisant, elle a aussi ouvert la voie aux auteurs français, dessinant progressivement une école française du roman noir, politique et engagée.

De Paris à Londres

L’histoire débute au printemps 1944. Marcel Duhamel, agent pour la maison d’édition Gallimard, rend visite à son ami, le dramaturge Marcel Achard. Les deux hommes engagent une conversation sur la littérature et Achard recommande à son hôte la lecture de trois livres qu’il vient de terminer. En haut de la pile, This Man is Dangerous (1936), du Britannique Peter Cheyney, plonge le lecteur dans les enquêtes d’un agent du FBI nommé Lemmy Caution. Poison Ivy (1937), ensuite, du même auteur, file Caution dans sa traque d’une chanteuse de cabaret acoquinée avec des gangsters. Le troisième titre de la sélection est un roman de James Hadley Chase, autre Anglais féru de littérature américaine.

Marcel Duhamel quitte l’appartement de son ami avec ces trois livres sous le bras, qu’il dévore en moins d’une semaine et se met en tête de les publier en France. Quelques mois plus tard, le jeune éditeur quitte Paris pour Londres avec dans la poche une lettre d’accréditation de Gaston Gallimard. Sur place, Duhamel rencontre James Hadley Chase avec lequel il s’entend rapidement, puis Peter Cheyney qui se montre plus retord. La conversation est vive mais Cheyney invite Duhamel à trinquer. “On boit”, se souviendra Duhamel, “et au bout de je ne sais plus combien de toasts, alors qu’on est tous les deux ronds comme des outres, je me retrouve avec un contrat signé pour toute la série des Lemmy Caution.”

Le temps des traductions

De retour à Paris, Duhamel élabore l’idée d’une collection spécialisée dans le roman noir, le polar urbain avec “de l’action, de l’angoisse, de la violence”. La nouvelle série s’oppose à la célèbre collection Le Masque dont la vedette n’est autre que l’Anglaise Agatha Christie. Chez Duhamel, pas de tweed ou de tasses de thé, ni d’enquêtes déductives. Ce qui compte, “c’est l’action et l’immoralité”. Pour définir sa collection, l’éditeur part en quête d’un titre et c’est avec l’aide de son ami rencontré au service militaire, le poète Jacques Prévert, qu’il concocte “Série noire”. Reste alors à dessiner une couverture, noir et or, ce dont se chargera son épouse Germaine. En 1945 paraissent les premiers livres de la Série, Cet homme est dangereux et La môme vert-de-gris (titre français de Poison Ivy) de Peter Cheyney. Gaston Gallimard est enchanté. Chaque livre est tiré à 11 000 exemplaires.

Malgré ces débuts prometteurs, la Série noire mettra quelque temps à se roder. Duhamel gère seul la collection et assure lui-même, parfois à la va-vite, les traductions. Pour ce faire, il n’hésite pas à couper les textes, à changer les titres. En trois ans, la Série ne publiera que six romans. Mais en 1948, Claude Gallimard, fils de Gaston, donne à la collection le coup de fouet nécessaire. Il impose à la Série un tirage renforcé (20 puis 30 000 exemplaires), une cadence soutenue (deux livres par mois) et surtout la traduction des grands auteurs américains de la littérature “hardboiled” : Raymond Chandler, Dashiell Hammett, James M. Cain. En 1948, la Série publie treize livres dont Le Grand Sommeil de Chandler traduit par Boris Vian. L’année suivante, paraîtra le premier Hammett, La clé de verre.

Jusqu’à la fin de l’ère Duhamel, en 1971, le rythme de parution de la Série noire est infernal. L’éditeur publie sans arrêt, atteignant un chiffre record : 94 livres parus en 1967. Dans cet amas, on trouve le pire comme le meilleur : des romans de gare tombés dans l’oubli, des grands auteurs qui ont manqué de voir leur manuscrit refusé comme Jim Thompson et quelques intuitions géniales. C’est grâce à Marcel Duhamel que l’écrivain américain Chester Himes rédigera son livre le plus célèbre, La reine des pommes, paru en 1958. Livre de commande—”donne-moi 200 pages tapées à la machine et ne cherche pas à leur donner un sens”, aurait demandé Duhamel à Himes—, le roman est un chef-d’œuvre salué par Jean Giono et Jean-Paul Sartre.

Le souffle français

À côté de son effort de traduction des titres marquants de la littérature de genre américaine, la Série noire va progressivement ouvrir ses portes aux auteurs français. Dans un premier temps, les auteurs français y publient sous pseudonymes, jouant avec leur identité, comme l’avaient fait avant eux Cheyney et Chase. L’Amérique fait vendre. Pourquoi ne pas se faire passer pour américain ? En 1948, Serge Arcouët sera le premier Français à se prêter au jeu. Il publie La mort et l’ange sous le nom de Terry Stewart. Puis, ce sera au tour de Jean Meckert appelé Jean Amila. Dans cette brèche, s’engouffreront quantité d’autres Français. Parmi eux, le plus connu reste sans doute l’ancien chauffeur de taxi Albert Simonin, qui en 1953 publie Touchez pas au Grisbi ! Le livre remporte le prix littéraire des Deux-Magots et pour la première fois peut-être, un roman noir typiquement français s’impose dans la Série. Écrit en argot–le roman s’achève heureusement par un glossaire–, il dépeint un monde haut en couleurs peuplé de titis parisiens, de pétards et de charrieurs.

Lancée par Duhamel, l’ouverture de la Série noire vers le roman français se confirmera avec ses successeurs. Avec Robert Soulat, entrent dans la collection Jean-Bernard Pouy, Jean-Patrick Manchette et A.D.G. Engagés politiquement mais dans des camps radicalement opposés–Manchette écrit pour Charlie Hebdo, A.D.G. à Minute–ces deux derniers vont impulser la révolution du “néo-polar”. En ancrant leurs romans dans la France des années 1970, ils sortent le roman noir de son imagerie cinématographique pour en faire un objet politique, un “polar/polaroïd”, selon l’expression de Pouy, dont le but est de livrer un instantané de la société française et de ses troubles. Plus tard, dans les années 1990, Patrick Raynal, alors à la tête de la maison, publiera lui aussi des Français marquants parmi lesquels Maurice G. Dantec et sa transnationale Sirène rouge. Aujourd’hui, Aurélien Masson poursuit cette tradition. Sur treize titres publiés en 2015, neuf étaient “du français”. “Il y a une école du polar en France”, affirme-t-il. “La Série noire est là pour l’accueillir ».

Article publié dans le numéro de mars 2016 de France-Amérique.