French Connection

Brooklyn, l’atelier abordable des artistes français

Danseuses, chanteurs, designers, sculpteurs, peintres, dessinateurs… Une communauté d’artistes français a choisi de faire de Brooklyn son atelier new-yorkais. Rencontres.
© Arnaud Mariat

« Il est plus agréable de vivre à Brooklyn et d’avoir la vue sur Manhattan que l’inverse », s’exclame Fabrice Covelli, designer et sculpteur français installé depuis dix ans à Brooklyn. Cet argument convaincant devrait suffire à pousser les plus réticents à quitter l’île des grattes-ciel pour celle des browstones. La communauté française a bien compris que New York ne se limitait pas seulement à Manhattan. Ils sont de plus en plus nombreux à traverser l’Atlantique, puis tout simplement l’East River, pour s’installer à Brooklyn.

Plus qu’une vue digne d’une carte postale, la circonscription la plus peuplée de la Grosse Pomme offre de l’espace, la quiétude et la vie de quartier si cher aux Français. « Quand je sortais de chez moi à Manhattan, je me retrouvais au milieu de la foule alors qu’ici quand je mets un pas dehors, je me sens au milieu des miens », assure Stéphanie Deleau, propriétaire de Noisette, une boutique de vêtements français à Williamsburg. Au sein de cette communauté évaluée entre 7 000 et 8 000 personnes selon le registre du consulat français de New York, bon nombre d’artistes ont élu domicile à Brooklyn, pour chercher l’inspiration ou s’en inspirer.

Vivre à Brooklyn, travailler à Manhattan

« J’ai eu le temps de décider de rester ici », affirme le designer et sculpteur Fabrice Covelli. De sa fenêtre, il n’aperçoit pas que l’île voisine, bouillonnante et bruyante. « J’ai une vue sur mon jardin et ma terrasse. Je ne pourrai pas trouver d’appartement à ce prix là à Manhattan ! » Comme beaucoup d’artistes, le Français de 46 ans est freelancer, un moyen de profiter de son havre de paix et de gagner mieux. « Mon taux horaire oscille entre 50 et 150 dollars de l’heure alors qu’il serait de 30 dollars si j’étais salarié dans une entreprise. » Cependant, il reconnaît que le nerf de sa guerre est de « trouver et se vendre constamment auprès des clients ». Après avoir confectionné des bancs et des coussins en gel pour une université en Californie et des bars, le Français s’est mis à créer des tapis de douche pour des compagnies américaines, dont les supermarchés Target, en utilisant des formes organiques telles que des branches ou des coquillages. Entre deux projets de cette envergure, il travaille pour des particuliers dans son atelier, installé à deux pas de chez lui.

Vivre à Brooklyn et travailler à Manhattan : beaucoup d’artistes font eux des allers-retours entre les deux îles comme Laurence Schroeder. Danseuse professionnelle, la Française a quitté Paris sur un coup de tête il y a huit ans. A son arrivée, elle a enchaîné les petits boulots. « C’est difficile d’être artiste au niveau lucratif », affirme-t-elle, sourire au coin des lèvres. Pour continuer de vivre de sa passion, la jeune femme de 37 ans est devenue professeure de danse contemporaine et de yoga. Elle aime se retrouver avec la communauté d’artistes de son quartier, qu’elle qualifie d’indépendante et de généreuse. « Tout le monde partage son art », explique-t-elle. « De plus, en tant que Française, je me sens chez moi ici. Brooklyn correspond plus à mon modèle de vie européen avec ses nombreux marchés et ses parcs. »

Bien que frappés par le phénomène d’embourgeoisement de certains quartiers, les loyers demeurent encore abordables à Brooklyn, tout comme l’art. « J’ai pensé que dans ce contexte de crise économique, l’art à petit prix avait tout à fait sa place », estime Muriel Guépin, installée depuis quatorze ans à New York. Lassée par son travail dans la finance, la Française a décidé l’été dernier de ranger sa calculatrice pour ouvrir la galerie Shop Art sur Bergen Street. « Je voulais le faire là où sont les artistes », explique-t-elle. Au mois d’octobre, un propriétaire lui propose un local dans une ancienne usine désaffectée à un prix intéressant. La galerie a ouvert ses portes en décembre dernier, une satisfaction pour celle qui dit ressentir « une grande frustration » de ne pas être artiste. « Cette entreprise est une manière de faire partager ma passion », admet la collectionneuse de 42 ans, la mère de trois enfants. Sur les murs blancs de sa galerie, les œuvres exposées affichent leurs prix. « Ça commence à 4 dollars et ça peut aller jusqu’à 10 000 dollars. Mais les prix tournent plus autour de la centaine de dollars. L’idée, c’est que tout le monde puisse repartir avec quelque chose comme un bijou, une carte postale ou un livre. »

En cet après-midi hivernal, une jeune fille émue repart avec une photographie ornée de perles d’enfants qui de loin – et même de près – ressemble à une peinture. Cette œuvre est signée par Anne Attal. « J’ai fait cette série de peintures lorsque j’étais au Brésil », explique la photographe française de 45 ans, installée à Brooklyn avec ses trois enfants. « Les gens sont si  pauvres qu’ils n’ont pas les moyens de repeindre leurs maisons. La peinture pèle et ça peut parfois donner de très belles choses. Je suis contente d’exposer ici. Je ne vois pas pourquoi l’art devrait rester inaccessible. J’ai envie que les gens aient mes œuvres chez eux. » Les prix affichés sont le fruit d’une concertation entre Muriel Guépin et les artistes. « En ce qui me concerne, je prends en compte la dimension et le prix des matériaux utilisés, mais jamais le temps passé dessus : le plaisir domine », affirme Anne Attal. En dix-sept ans de vie à Brooklyn, elle admet avoir peu de photographies du quartier. « C’est l’endroit où j’habite, alors sans doute que je n’ai pas cet œil esthétique. » Elle ajoute en souriant, presque gênée : « Et puis, je me dis que ce n’est pas une urgence, que je pourrai faire ça plus tard. »

« Un magnifique désordre » qui inspire

« J’ai l’impression d’être à Tanger ou à Istanbul », soupire Amélie Chabannes, artiste française. La jeune femme a posé ses pinceaux, ses toiles et son talent à Red Hook, un quartier au sud de Brooklyn desservi seulement par bus. L’atelier est une ancienne armurerie offrant une vue sur la statue de la Liberté qui veille au loin. Arrivée à New York en 2003, Amélie Chabannes s’installe dans un premier temps à Chinatown. « Je n’ai pas aimé Manhattan, je trouve que c’est une enfilade de Starbucks », témoigne la peintre de 34 ans. « Il n’y avait pas ce sens de l’ébullition artistique. » Pour cette jeune maman, Brooklyn constitue non seulement un lieu où il fait bon vivre, mais aussi une source d’inspiration. « Les chantiers, les docks, les usines et les routes défoncées m’inspirent. C’est un magnifique désordre ! » L’aspect urbain un peu brut de la circonscription se retrouve dans ses œuvres. L’artiste travaille sur la notion d’identité qu’elle exprime à travers des dessins, des vidéos, des peintures ou encore des sculptures. Cette touche-à-tout trouve son compte à Brooklyn, même si elle admet qu’il est parfois difficile de faire venir des collectionneurs jusqu’ici, sous prétexte que « [son] Tanger » est loin.

Même atelier mais un univers différent, le voisin d’Amélie Chabannes, Jérôme Lagarrigue voit le monde en grand. « J’aime transformer mes personnages en géant », déclare le dessinateur et peintre français. « Issu du mouvement du graffiti, je suis habitué à travailler sur des énormes surfaces. » Fils du célèbre illustrateur Jean Lagarrigue et d’une Américaine, il quitte la France à 18 ans pour étudier à la Rhode Island School of Design de Providence. A seulement 22 ans, il est engagé par la Parsons School of Design pour enseigner le dessin et la peinture. Son coup de crayon et de pinceau séduiront également la villa Medicis à Rome en 2005. Il y passera un an comme pensionnaire. A son retour, l’homme de 35 ans s’installe à son compte à Brooklyn, grâce à la rémunération obtenue par l’Académie de France. Après une série de peintures remarquée sur la boxe, l’artiste prépare sa prochaine exposition qui aura lieu à Paris. « Je me suis rendu compte que tous les portraits que j’ai peints sont ceux de personnes que j’ai rencontrées entre mon atelier et chez moi », explique l’artiste. Ses amis, les passants et même l’épicier du coin, tous habitent l’inconscient du peintre.

Brooklyn est une source d’inspiration, même pour les Français restés de l’autre côté de l’Atlantique. L’architecte Gauthier Le Romancer et le paysagiste Guillaume Derrien ont remporté avec une autre équipe française la première place du concours international pour le réaménagement de Grand Army Plaza, une place au cœur de Brooklyn. Une victoire d’autant plus remarquable que les deux Français n’avaient jamais mis les pieds à New York avant la remise des prix en septembre dernier. « On a travaillé à l’aveugle », sourit l’architecte paysagiste de 29 ans. « C’est bien d’avoir juste le regard théorique. On peut parfois être meilleur quand on ne connaît pas les lieux. » Leur projet de réorganiser le rond point en carrefour, afin de faciliter aux piétons l’accès à Prospect Park, a convaincu un jury composé de résidents de Brooklyn et de professionnels. Même s’il ne s’agissait que d’un concours d’idées, l’ambassade de France, surprise de cette victoire, a proposé aux deux Parisiens de les aider à développer des projets. Gauthier Le Romancer se réjouit : « C’est peut-être le début d’une aventure à Brooklyn ! »


Article publié dans le numéro de mars 2009 de France-AmériqueS’abonner au magazine.