Champagne

Bubbles in America

[button_code]

En Europe, il n’est de champagne que de Champagne. Le champagne est une appellation d’origine protégée : il ne peut provenir que de l’aire délimitée ­Champagne. Soit 635 communes réparties entre les départements de la Marne, de l’Aube, de l’Aisne, de la Seine-et-Marne et de la Haute-Marne. Pas question pour un cava ou un prosecco d’utiliser le terme champagne sur son étiquette – même la mention “méthode champenoise” est interdite. Il en va ainsi dans tous les pays avec lesquels l’Europe a un accord de respect réciproque des appellations. Mais ce n’est pas le cas aux Etats-Unis.

Aux Etats-Unis, l’appellation "champagne" ­relève de la "clause du grand-père"

Ici, on considère que l’usage de noms apportés par les générations d’immigrants est un droit acquis : c’est la ­grandfather clause. Elle concerne le champagne, mais aussi le Swiss cheese ou la noix de Grenoble. Elle a abouti parfois à des situations ubuesques, comme l’interdiction faite aux Italiens de vendre du jambon de Parme sous son nom en Amérique, pendant des années, sous prétexte que la marque “Parma” avait été déposée aux Etats-Unis par une société canadienne !

Les Européens ont beau dénoncer une usurpation d’identité, les Américains rétorquent qu’on ne peut pas priver des producteurs d’une mention qu’ils emploient depuis des années. Ils parlent de “semi-génériques”. D’un point de vue légal, ceux que cela intéresse pourront se reporter à l’U.S. Code, titre 26, chapitre 51, sous-chapitre F.

Tout ce que les Champenois ont pu obtenir de leurs concurrents américains, en 2006, c’est qu’aucune nouvelle entreprise produisant du vin effervescent ne puisse l’appeler champagne ; quant aux entreprises existantes, leur seule obligation est de préciser le lieu d’élaboration dans la mention : Californian Champagne, Virginia Champagne, New York Champagne, etc.

C’est parce que cet accord n’avait pas été respecté par le communiqué du comité de soutien à Barack Obama, que l’affaire a déclenché une querelle diplomatique. Par chance, le menu a pu être réimprimé à temps et la bouteille de Korbel dûment désignée comme Californian ­Champagne. Si le champagne français ne peut être produit que dans l’aire de la Champagne, son “homologue” américain peut donc provenir de n’importe quel Etat américain.

Comment est élaboré le champagne ?

Derrière le débat sur l’origine s’en cache un autre : celui des procédés d’élaboration. Le champagne de Champagne doit obéir à certaines règles précises : cépages utilisés (pinot meunier, chardonnay et pinot noir essentiellement), rendement maximum, pressurage, refermentation en bouteille (la fameuse méthode champenoise), quinze mois minimum de stockage sur lattes avant expédition. Un champagne de grande maison est une mécanique complexe. Il contient rarement moins de trente vins de base. Et il assemble différents crus sélectionnés dans les zones de l’aire d’appellation : par exemple, des chardonnays de la Côte des Blancs, des pinots noirs de la Montagne de Reims ou des pinots meuniers de la Côte des Bars. Le prix du raisin est fonction de la notoriété du cru.

Par ailleurs, la grande majorité des champagnes assemblent plusieurs récoltes, pour assurer le “goût maison”, une qualité constante d’année en année. L’élaboration d’un BSA (brut sans année) tient de l’alchimie. Certaines marques laissent vieillir leurs meilleurs vins durant de longues années. Ainsi, la Grande Cuvée de Krug comprend une bonne proportion de vins de quinze ans et plus. Rien n’empêche les “champagnes américains” de faire de même – mais rien ne les y oblige non plus. Bon nombre de sparkling wines californiens, même portant la mention de champagne, sont élaborés selon la méthode de la cuve close, moins chère. Ceux qui utilisent la refermentation en bouteille ne sont pas tenus d’employer un pourcentage de vins de réserve, par exemple.

Aux Etats-Unis, il n’y a pas d’ “AVA Champagne”, pas de cahier des charges, pas de liste de cépages autorisés, pas de crus. Les mentions de dosage (brut, dry, sweet), qui correspondent en Champagne à des fourchettes de sucrosité, sont laissées à l’appréciation du producteur. La mention champagne ne constitue pas une catégorie dans la hiérarchie des mousseux américains.

Bien que le nom soit le même, il ne désigne donc pas la même chose de part et d’autre de l’Atlantique. Ainsi, on notera la juxtaposition des mentions sur l’étiquette de l’effervescent du producteur Barefoot : BubblyBrut Cuvée Champagne (en grand) et Sparkling Californian (beaucoup plus discret). En clair : Barefoot se raccroche au champagne parce que cela reste une référence, mais il désacralise en parlant de “pétillant” et ne mentionne l’origine qu’en passant.

De La Fayette à Obama, de prestigieux amateurs

L’histoire avait pourtant bien commencé pour les Champenois aux Etats-Unis. On peut même dire que la révolution américaine s’est faite au son du canon… et des bouchons de champagne ! La France étant l’alliée principale des ­insurgents américains, ses vins, d’abord rares à cause du blocus militaire anglais, deviennent plus accessibles et servent à fêter les victoires. Le contingent français de Lafayette en apporte dans ses malles. George Washington en consommait régulièrement à Mount Vernon : son ami ­Robert Hunter note que l’homme d’Etat ­américain, d’habitude réservé, devenait plus  disert et plus drôle après quelques verres de champagne.

Quant à Thomas Jefferson, il avait débuté sa carrière comme courtier en vin et appréciait le champagne. Il le classait au premier rang des vins de France avec l’Hermitage (AOC Côtes du Rhône). Son contemporain, Benjamin Franklin, n’était pas en reste : il en parle abondamment dans son livre de recettes, Benjamin Franklin Book of Recipes. Une recette fera date dans l’histoire, celle du Champagne Punch. Celle-ci associe “deux magnums de champagne, une bouteille de porto, un citron, une orange, des clous de girofle et une tarte aux pommes. Bien mélanger le tout et servir dans un grand saladier à punch.”

Du champagne en Amérique

Au XIXe siècle, le champagne reste un produit rare, hors de portée de  ­l’Américain moyen. Longtemps, seule la classe aisée des grandes villes de l’Est en consomme, seulement pour les grandes occasions. Mais cela dope son image de produit d’exception et de compagnon de la fête. La guerre de 1914-1918 est l’occasion pour de nombreux soldats américains de découvrir le champagne, d’autant qu’ils sont stationnés près de la région de production. Hasards de l’histoire, le jeune colonel Patton en fait partie ; 25 ans plus tard, devenu général, ses troupes empêcheront de justesse le dynamitage des caves de Bollinger par l’armée allemande en retraite.

L’importation de champagne aux Etats-Unis cesse avec la prohibition, en 1920, pour reprendre de plus belle après son abrogation. La Deuxième Guerre mondiale est l’occasion pour les G.I. d’y reprendre goût. Aujourd’hui, les exportations de champagne vers les Etats-Unis représentent 17,9 millions de bouteilles : son deuxième débouché à l’étranger derrière le Royaume-Uni.

Le vrai champagne à la conquête des Etats-Unis

Contrairement aux vins tranquilles, qui sont le plus souvent millésimés, issus d’une seule vendange, la plupart des champagnes sont des assemblages, des blends de plusieurs années, afin de garantir une qualité constante. Ce qui fait du champagne un produit de marque, à l’image des alcools. La provenance passe au second plan derrière la notoriété de la maison, du négociant qui achète les raisins et les vinifie (ou parfois, assemble les vins faits).

Chaque maison cultive un style, une image. Une étude réalisée en 2012 par le cabinet américain Shanken Impact a établi le palmarès international des marques de champagne : arrivent en tête Moët & Chandon et ­Veuve-Clicquot (deux marques du groupe LVMH), devant Nicolas Feuillatte (groupement coopératif). Puis viennent Mumm (Pernod-Ricard), Laurent Perrier, première marque indépendante, Piper ­Heidsieck et Pommery (Vranken-Pommery).

Ce classement se base sur des chiffres de vente. Si l’on s’intéresse à la notoriété, il faut prendre en compte le caractère exclusif de certaines marques comme Krug (ne pas confondre avec la Charles Krug Winery de la vallée de Napa en Californie, qui ne fait pas de mousseux), Deutz, Salon, ­Bollinger ou encore Gosset. Ces producteurs, sans avoir une diffusion comparable aux grandes marques citées plus haut, attirent davantage les œnophiles. On entre avec elles dans la catégorie des produits rares, à l’image de Clos du Mesnil ou du Clos d’Ambonnay, deux sélections parcellaires produites par Krug à moins de dix mille bouteilles.

Revenons sur les deux premières marques du classement, pour constater que leur succès aux Etats-Unis est ancien. Pour Moët & Chandon, ce succès précède l’indépendance : née en 1743, la maison, qui s’appelle encore Moët & Cie, exporte ses premières bouteilles vers les treize colonies anglaises dès 1750. Il ne fallut que dix ans pour que ­Philippe Clicquot, qui a fondé sa maison en 1772, vende ses premières bouteilles aux ­Etats-Unis – 100 bouteilles expédiées à la société Robert & Co, de Philadelphie.

Cette antériorité n’explique pas tout. Pour être présent – et en évidence – sur tout le territoire américain, il faut un bon réseau commercial. Autre avantage : l’ancrage local (le plus souvent, californien). Depuis 1973, Moët & Chandon possède sa propre winery en Californie, Domaine Chandon, qui produit d’excellents sparklings (Brut Classic, Blanc de Noirs) à partir des cépages champenois… mais pas sous le nom de champagne.

Cette initiative allait inspirer d’autres groupes champenois à délocaliser, sinon leur champagne, du moins leur savoir-faire. Comme Chandon, la Maison Mumm s’est installée dans la Napa Valley ; Roederer a choisi la vallée d’Anderson, près de Mendocino. ­Taittinger s’est associé avec Kobrand pour fonder Domaine Carneros, entre les vallées de Napa et de Sonoma. Les deux partenaires y ont reproduit un château champenois, à l’image de la Marquetterie.

Les bulles californiennes

La production de bulles sur le territoire américain remonte à la fin du XIXe siècle – l’un de ses pionniers est Korbel, une maison fondée en 1882 dans la vallée de Sonoma par un émigrant tchèque qui décline aujourd’hui sa gamme de ­”champagne californien” avec l’accent français : “Le Premier”, “Rouge”, “Blanc de Noirs”. Les premières bouteilles produites selon la méthode champenoise et signées Korbel datent des années 1890.

Nombre de maisons californiennes mettent en avant un glorieux ancêtre, une date de fondation propre à rassurer le consommateur sur la pérennité de l’entreprise. La réalité est souvent  plus prosaïque. Ainsi, l’excellente cave de Schramsberg est née en 1862, des œuvres d’un immigré allemand. Mais le domaine ne produisait que du vin tranquille. Et avec la prohibition, tout s’est arrêté. Le véritable démarrage des vins effervescents chez Schramsberg date de 1965, avec le rachat du domaine par Jack et Jamie Davies. Et là, on change de registre. Leur ambition : créer le meilleur sparkling wine de Californie. Dès la première année, ils adoptent les méthodes champenoises – et réalisent le premier sparkling américain 100 % chardonnay.

La production américaine de bulles n’est pas que californienne : on trouve aujourd’hui une vingtaine de producteurs en Virginie (dont le jeune Thibaut-Janisson, dont les origines sont… champenoises), une dizaine dans l’Etat de Washington (comme le Domaine Sainte Michelle ou encore Treveri Cellars), dans l’Etat de New York (surtout dans la région des ­Finger Lakes), dans l’Oregon (notamment Meriwether) et au Nouveau-Mexique.

Avec la vogue des bulles en général, qu’elles soient champenoises, italiennes, espagnoles ou américaines, la plupart des vignobles américains ont vu le nombre de producteurs d’effervescents se démultiplier ces dernières années. Tous n’ont pas encore le savoir-faire, tous ne survivront pas à cette mode, mais certains deviendront des concurrents sérieux du ­champagne français.