Entretien

« Le Tour de France a des racines incroyables »

Alors que la centième édition du Tour de France s’élance le 29 juin, son directeur, l'ancien journaliste sportif Christian Prudhomme, a reçu France-Amérique dans son bureau d’Issy-les-Moulineaux pour un entretien exclusif. Il évoque la fascination que le Tour exerce et les défis futurs, mais aussi ses souvenirs personnels.
Christian Prudhomme, le patron du Tour de France.

France-Amérique : Quels sont vos premiers souvenirs du Tour de France ?

Christian Prudhomme : Ils sont d’abord visuels et remontent au Tour 1968. Je ne l’ai pas suivi sportivement et je ne sais rien de la chute de Raymond Poulidor, mais la première image que j’ai, c’est celle d’un homme avec des lunettes, happé par la foule. Par la suite, j’ai compris qu’il s’agissait de Jan Janssen, le vainqueur du Tour. J’ai un deuxième souvenir, où l’on était en vacances en Haute-Savoie, en 1970. Nous sommes allés assister au passage du Tour au col de Cou. J’ai cherché Poupou [Raymond Poulidor], je ne l’ai pas vu. Mais j’ai bien vu Eddy Merckx, maillot jaune.

Certaines sensations du Tour vous avaient-elles marqué ?

J’ai toujours aimé le Tour. Quand mon père m’a dit en 1970 qu’on allait voir le Tour, j’avais 9 ans. Je ne peux pas vous indiquer quel est le point de départ, mais j’ai tout de suite été fasciné par la course et la force du cyclisme. Le spectacle sportif est dans l’environnement. Dans mon métier de journaliste, j’ai été très heureux de couvrir Wimbledon pour la radio, mais quand vous retirez les champions de l’enceinte sportive, il ne reste pas grand chose. Dans le cyclisme, les exploits prennent une dimension formidable. Il y a le champion, mais tout coureur du Tour est aussi un géant.

Sur le plan sportif ou personnel, quels ont été pour vous les grands moments du Tour ?

L’étape Nice-Pra Loup, en 1975, où la grande bagarre entre Bernard Thévenet et Eddy Merckx était étourdissante. J’étais au téléphone avec mon frère, qui était alors en Angleterre. L’étape était dangereuse, la voiture d’un directeur sportif était même tombée dans le ravin. Ce n’était pas comme aujourd’hui, où vous voyez tout. Cela donnait une dimension extraordinaire. Et puis, je ne vais pas être le seul, mais je retiens également l’Alpe d’Huez, en 1986, où Bernard Hinault et Greg LeMond arrivent main dans la main. Et Luis Ocaña, en 1971, à Orcières-Merlette [qui s’impose au terme d’une chevauchée solitaire et endosse le maillot jaune]. Je me souviens du début du reportage : « Aujourd’hui, le goudron fond. »

Pourquoi le Tour de France fascine-t-il toujours autant, même ceux qui ne suivent pas le sport ?

Il y a trois piliers : le sport, l’esthétisme et le social. L’aspect esthétique est de plus en plus fort, en raison de la qualité des retransmissions. Quant à l’aspect social, il est phénoménal. Vous avez douze millions de personnes sur les bords de la route. C’est un corridor ininterrompu de sourires qui n’existe nulle part ailleurs. Dans l’alchimie de ces trois aspects, le Tour de France a des racines incroyables. C’est l’épreuve où vous alliez avec vos grands-parents et où vous irez avec vos propres enfants. Beaucoup de gens ne suivent pas la dimension sportive. Ils sont fascinés par la découverte du pays. Le meilleur des profs d’histoire-géo n’est rien à côté du Tour de France.

Le Tour séduit-il aussi parce qu’il s’adresse à la conscience collective et à des références communautaires ?

Le Tour de France, c’est aussi l’histoire de France, du début du XXe siècle à l’après-guerre. Henri Desgrange [le fondateur et directeur de l’épreuve], lorsque Metz, alors sous contrôle allemand, devient en 1907 la première ville hors de l’Hexagone inscrite au parcours, voulait signifier par là que c’est la France. En 1919, il met Strasbourg au tracé et il dit : « Nous voilà chez nous. » Le succès du Tour tient aussi au fait qu’il se déroule en juillet, dans la France des vacances. L’aspect social existe puissamment dès 1936, année de la création des congés payés.

Quel est l’impact de l’affaire de dopage Lance Armstrong ?

Il y a une photographie d’un cyclisme du passé qu’il ne faut pas plaquer sur le cyclisme de 2013. C’est bien sûr un passé récent, mais c’est le passé. Le passeport biologique a réellement changé les choses, depuis 2008. Après le cyclisme, d’autres sports l’ont introduit, comme l’athlétisme notamment, ce qui doit bien avoir une signification. On n’est pas dans un monde parfait, mais les choses ont changé. Le Tour de France, parce qu’il repose sur les trois piliers que j’ai évoqués, est fédérateur. Il est plus fort que cela. L’ennemi, c’est la triche. Ce n’est pas le cyclisme et encore moins le Tour de France.

« Le Tour appartient à ceux qui l’aiment », disiez-vous en octobre dernier, à la présentation du parcours 2013. Comment avez-vous vécu ce moment, alors que le cyclisme tremblait ?

J’avais envie que la salle soit bondée. Ce devait être une démonstration de force du Tour. La salle fut plus que bondée. Il y avait un désir de découvrir la centième édition du Tour de France. Je n’avais jamais senti jusque-là une foule réagissant autant à ce que je pouvais dire. En revanche, je n’y suis pas allé facilement. C’est un exercice que j’aime, car je suis un ancien journaliste, et j’ai la prétention de relativement le maîtriser. Mais j’avais conscience qu’il s’agissait du centième Tour et cette présentation avait lieu deux jours après l’annonce quant à Lance Armstrong, en plein tourbillon.

Quels sont les défis futurs, pour le Tour de France ?

Le vrai défi, c’est que les petits gamins qui seront au bord de la route rêvent du Tour. Tout le reste se décline à partir de là. Il faut qu’on garde le même lien d’affection au Tour et que ce lien perdure. Dans les défis, on doit faire grandir la relation nécessaire entre la bicyclette de Monsieur et Madame tout le monde et le vélo de compétition. Aux Pays-Bas et en Flandres, tout le monde roule à vélo. Le lien au champion n’est pas le même. La bicyclette est universelle, le vélo de compétition ne l’est pas. Il faut s’employer à ce qu’il le devienne.

Vous référez-vous à la mondialisation du cyclisme, sport qui fut longtemps européen ?

Ce qui compte, ce n’est pas d’avoir des courses partout. Ce qui importe, c’est qu’un Chinois ou un Kenyan puisse gagner le Tour de France. On ne doit surtout pas oublier que le cyclisme a ses racines en Europe occidentale, mais il faut faire en sorte que le meilleur coureur du monde puisse s’imposer sur la meilleure course du monde.

Le gigantisme du Tour et la mise en valeur du patrimoine, en particulier l’arrivée au cœur des sites, sont-ils compatibles ?

Je ne veux pas d’un Tour de France techniquement parfait où on serait dans des zones industrielles en permanence. La difficulté vient de ce que nous sommes grands, gros, même trop gros, mais comme tous les gens qui veulent maigrir, il ne suffit pas de le vouloir. Nous sommes surtout gros car les chaînes de télévision qui retransmettent le Tour – actuellement dans 190 pays – sont de plus en plus nombreuses, avec pour corollaire que leur présence suppose tout un habillage et du personnel. L’arrivée en 2007 au col d’Aubisque est un événement fondateur : on peut l’organiser uniquement parce que l’essentiel des moyens de production est placé à cinq kilomètres en contrebas. Ponctuellement, on scinde la technique en deux ou trois zones. L’arrivée au sommet du Galibier, en 2011, était un défi logistique incroyable. Que le Tour de France parte des villes est une nécessité absolue. Cette année, à Castres, on est installé dans les jardins de l’Evêché et il y a du travail. Mais dans un départ, qu’est-ce qui compte ? La beauté du lieu. Arriver au cœur des villes est parfois plus compliqué, en raison des aménagements routiers. On doit pouvoir assurer la sécurité de 200 coureurs lancés à 60 kilomètres/heure, ce qui implique de faire sauter des ralentisseurs, des terre-pleins, des retours de trottoirs. On ne maigrit pas, on ne grossit plus. On trouve des stratagèmes pour des arrivées qu’on n’aurait pas organisées auparavant.

Le Tour d’Italie a visé un départ des Etats-Unis. Et le Tour de France ?

Je crois que les choses doivent être naturelles. Il faut qu’il y ait une histoire, des courses, des champions. Après, sur le plan logistique, si New York était à deux heures d’avion de Paris, ce serait plus facile. On peut tout faire, dès lors qu’on respecte le sport. Les Etats-Unis, ce n’est pas pour les trois ou quatre ans à venir.

Où se situent les candidatures les plus exotiques à l’accueil du Tour de France ?

Nous en avons en Grande-Bretagne et l’attribution du grand départ du Tour 2014 a donné lieu à un match entre le Yorkshire et l’Ecosse. [Il se lève et pose sur la table de son bureau une caissette ouvragée en bois. A l’intérieur trône un masque vénitien.] Nous avons reçu la candidature de Venise, nous avons des approches d’Italie, de Belgique, des Pays-bas, d’Espagne, d’Autriche, du Luxembourg. Et du Japon. Depuis 2008, nous avons une demande officielle du Qatar, par le biais d’une lettre du prince héritier.

Jusqu’où filer la tradition et jusqu’où innover ?

Tout est dans les yeux du gamin qui doit continuer à aimer le Tour et à rêver. On est obligé de s’adapter au monde qui bouge de plus en plus vite. Le tracé demande plus de travail en 2013 qu’en 2010.

Quel doit être le sceau du Tour de France ?

Il doit être aimé. Je crois viscéralement à cela. Il faut que le monde du cyclisme retrouve sa sérénité, et que le Tour aille dans des lieux esthétiquement et sportivement probants, afin que les gens écarquillent les yeux. Le Tour doit continuer à provoquer ce que les gens du marketing appellent le « waouh effect ». Cette année, nous avons ainsi notamment placé une arrivée d’étape en face des îles Sanguinaires [en Corse], site magnifique à l’entrée du golfe d’Ajaccio.

Quelle image de la France le Tour doit-il donner ?

L’édition 2013 est à 100 % française. Elle part de l’Ile de Beauté et aboutit à Paris, la Ville Lumière. L’image que le Tour doit donner, ce n’est pas l’image d’une France recroquevillée sur elle-même, mais celle du premier pays touristique au monde. La France est un petit territoire, extraordinaire dans sa diversité. C’est un pays d’histoire. Je n’ai jamais imaginé faire le centième Tour de France sans le Mont-Saint-Michel et Versailles, les deux premiers sites français classés au patrimoine mondial de l’UNESCO, ni imaginé de le tracer sans le Ventoux et l’Alpe d’Huez. Où que vous alliez, quand vous parlez de montagne, on vous cite le Ventoux et l’Alpe d’Huez.

Que souhaitez-vous laisser au Tour de France ?

J’ai un rêve : partir un jour d’Afrique du Nord, dans les dix ans à venir, pour toucher les jeunes. Une de nos faiblesses réside dans la bascule d’un sport aux racines populaires vers un sport d’élite. Il y a encore un défi, qui est de trouver un pont entre le sport populaire et le sport façon golf. Et un autre, d’œuvrer pour que les jeunes issus de l’immigration s’intéressent au vélo. Le sport français aurait moins de résultats sans eux. J’ai eu des candidatures pour aller en banlieue, mais on ne peut pas y rentrer, en raison des aménagements urbains. Donner un coup de boost en partant d’Afrique du Nord serait formidable.

Quelles images inédites du Tour souhaitez-vous encore ?

J’ai envie d’étapes le long de la mer, sur 120 kilomètres. Dans un cyclisme de défense, il faut tout faire pour perturber le jeu des managers, souvent trop calculateurs, qui est tout sauf un cyclisme de légende. La légende ne se construit pas simplement à coup de victoires.

Que sera le Tour au XXIe siècle ?

Il faut que les petits gamins rêvent comme j’ai rêvé, et qu’ils soient encore plus nombreux. Et il faut donner davantage de place aux étapes intermédiaires, pour que le Tour puisse se jouer ailleurs que dans les Alpes et les Pyrénées, en trouvant les étapes les plus denses possibles, comme celle de Porrentruy [dans le Jura] en 2012, dans des massifs intermédiaires. Par exemple dans le Morvan ou les Ardennes.

Si vous aviez été coureur, quelle étape auriez-vous voulu décrocher ?

[Il éclate de rire.] Je n’aurais pas voulu gagner d’étape ! J’ai rêvé de commenter le Tour et j’ai eu la chance de le faire. Je me suis vu dans mes songes marquer des essais [sur un terrain de rugby] et j’étais tellement fort que quinze adversaires ne me suffisaient pas ! Ce que j’aime, c’est ce que fut l’étape du Galibier en 2011 : l’adéquation entre tout le travail effectué en amont ainsi que ce qui avait été imaginé, et la course, qui se passe comme on l’aurait souhaité. Nous étions avec d’anciens coureurs à la stèle à l’Izoard [dédiée aux champions Louison Bobet et Fausto Coppi]. On entend à radio Tour « attaque d’Andy Schleck » [qui remporte l’étape après une échappée au long cours]. Ce jour-là, Cadel Evans gagne le Tour de France. Deux jours avant, vous ne pouviez pas disputer l’étape, car il y avait de la neige. Où que vous soyez, vous êtes sur un fil. C’est ce qui fait la beauté du Tour.