Livres

Emmanuel Carrère : « Les pick-up trucks, c’est pas mon truc ! »

Rencontre avec l'écrivain, scénariste et réalisateur français Emmanuel Carrère à l'occasion de la première édition du Festival of New French Writing, à New York University.
© Raphaël Labbé

Depuis le 26 février, New York University accueille le Festival of New French Writing, un cycle de rencontres littéraires entre auteurs français et américains, mis sur pied par Cultures France, préparé par le journaliste français Olivier Barrot et l’universitaire américain Tom Bishop et coorganisé par les services culturels de l’ambassade de France. Olivier Rolin et E.L. Doctorow ont été choisis pour donner le coup d’envoi du festival, qui accueille également Emmanuel Carrère, Bernard-Henri Lévy, Frédéric Beigbeder et Marie Darrieussecq, côté français. Côté américain, on retrouvera Adam Gopnik, Edmund White, Chris Ware et Philip Gourevitch.

Emmanuel Carrère avoue sans peine qu’il ne ressent pas de connexion particulière avec New York ou même les Etats-Unis. Il y a bien une poignée d’amis, il peut jeter en pâture quelques noms d’auteurs américains qu’il aime, mais il est plus intéressé par la Russie, pays avec lequel il a tissé des liens forts lors de la réalisation de son documentaire Retour à Kotelnitch (2004) et l’écriture de son livre-enquête-confession, Un roman russe (P.O.L, 2007). Dans cet ouvrage, contre l’avis de sa mère, l’historienne membre de l’Académie française Hélène Carrère d’Encausse, il dévoilait un secret qui hantait sa famille, se libérant ainsi des angoisses liées au mensonge, à la folie et à la quête d’identité, qui avaient jusqu’ici nourri son œuvre.

A 52 ans, c’est donc un écrivain apaisé qui prépare la sortie de son nouveau roman, D’autres vies que la mienne…, prévue en mars et qui dialoguera en anglais – « Je me débrouille » – avec Francine Prose, l’auteur de Goldengrove (Harper Collins, 2008) et présidente du prestigieux Pen American Center, lors de leur face-à-face le 28 février.


France-Amérique
: Est-ce qu’il y a un avant et un après Un roman russe ?

Emmanuel Carrère : Oui, mais j’aurais également pu répondre la même chose pour L’Adversaire (P.O.L., 2005)… Ces deux ouvrages m’ont plongé dans un état dépressif très intense. On ne peut pas s’impliquer dans l’écriture d’un livre comme L’Adversaire impunément. J’ai passé sept années avec cette histoire dans mon champ de vision, c’est quelque chose d’effroyablement éprouvant psychiquement. [Emmanuel Carrère a raconté à la première personne le parcours de Jean-Claude Romand qui a tué sa femme et ses enfants. Il a rencontré Romand et correspondu avec lui.] Mais il est vrai que finalement Un roman russe a eu les vertus cathartiques que j’attendais. Mon prochain roman ne tourne plus autour de mes démons. C’est autre chose. C’est certainement un livre moins auto-centré.

Concernant L’Adversaire, est-ce qu’on peut faire un rapprochement avec De sang-froid de Truman Capote, roman non fictionnel également à partir d’un fait divers sanglant ?

C’est vrai que j’y ai beaucoup pensé. Lorsqu’on se lance dans une pareille entreprise, il est impossible de ne pas sentir l’ombre de cette œuvre peser sur vous. C’est certainement un des livres de la littérature américaine moderne que j’admire le plus. C’est très flatteur pour moi.

La folie est un thème central de vos livres. Vous avez écrit un essai, Je suis vivant et vous êtes morts (Le Seuil, 1983), sur l’auteur américain de science-fiction Philip K. Dick, qui souffrait de schizophrénie et de paranoïa…

Philip K. Dick était à la fois le malade et l’expert de sa propre maladie. Une posture qui rend son personnage fascinant. Cela et le caractère visionnaire de son œuvre. La grille de lecture qu’il a posée sur le réel est à mon avis toujours totalement opératoire. J’ai l’impression qu’on vit de plus en plus dans le monde de Philip K. Dick. C’est aussi quelqu’un qui a incarné l’esprit des années 1960-1970 en Californie avec tous les trips de l’époque, la drogue, les hippies. Cela prend, dans ses romans d’anticipation, une forme extraordinairement convaincante. [Parmi les films adaptés des livres de Philip K. Dick : Blade Runner de Ridley Scott et Minority Report de Steven Spielberg.]

Quels autres auteurs américains contemporains vous intéressent aujourd’hui ?

J’aime beaucoup John Updike, Philip Roth ou, comme beaucoup d’autres Français, Paul Auster. Je peux aussi citer un écrivain dont on ne parle pas beaucoup en France : Nicholson Baker [La Mezzanine, 1988]. Par contre, je ne suis pas un grand amateur de Cormac McCarthy. C’est trop rural, trop western… J’ai détesté le film des frères Cohen d’après son roman No Country for Old Men (L’ Olivier, 2005). Les pick-up trucks sur les routes poussiéreuses, c’est pas mon truc…

Vous menez presque une double carrière entre le cinéma et la littérature.

Je me sens plus auteur de livres. J’ai écrit pas mal de scénarios pour le cinéma ou la télévision et j’ai réalisé deux films, mais je ne considère pas cette activité de cinéaste comme régulière. Par ailleurs, sur ces deux films, j’aime vraiment beaucoup le documentaire Retour à Kotelnitch [point de départ d’Un roman russe], qui a été conduit par le hasard. En revanche, l’expérience de La Moustache (2005), un film de fiction classique, m’a fait comprendre que ce n’était pas vraiment ma voie. C’est un film correct, mais je n’ai pas envie de recommencer. Tant de gens peuvent faire ça mieux que moi. Je préfère me concentrer sur des projets, qu’à tort ou à raison et quel que soit le résultat, je suis persuadé d’être seul à pouvoir faire. C’était le cas avec Retour à Kotelnitch.

Est-ce facile de travailler à l’adaptation pour le cinéma de ses propres textes ?

J’ai pris beaucoup de plaisir à le faire pour mon roman La Classe de Neige (P.O.L., prix Fémina 1996) qu’a réalisé Claude Miller. Mais d’une façon générale, je ne pense pas que ce soit une bonne idée. On arrive vidé sur les projets. On ne peut plus apporter grand chose de nouveau quand on a déjà fait tout le tour de piste. Pour L’Adversaire, par exemple, même si j’admire beaucoup le travail de Nicole Garcia, je n’avais vraiment pas l’intention de collaborer à ce projet. Le livre avait été trop pesant à écrire. Rien ne m’y obligeait, mais là encore, bizarrement, j’ai senti que c’était moi qui devait my coller.

Vous pensez qu’Un roman russe pourrait être adapté au cinéma ?

Non. D’une certaine manière, j’ai fait le film d’abord ! Ce qui aurait pu prendre dans le roman une forme cinématographique est à mon avis déjà contenu dans Retour à Kotelnitch. De plus, je ne pense pas que ce livre s’y prête. La preuve, malgré le retentissement du roman, personne n’a exprimé de vœu de l’adapter.


Festival of New French Writing
Du 26 au 28 février 2009
New York University
Vanderbilt Hall