Éducation

Harlem : la francophonie à l’école des savoirs

De la cour de récréation de la Ralph Bunche School d'où s'échappent les rires des élèves du programme bilingue français au campus de Columbia University qui abrite la Maison Française en passant par Little Senegal, les francophones de Harlem ont misé sur l'éducation pour redresser le quartier. Hier pauvre et malfamé, il dévoile son nouveau visage.
© Jean-Philippe Delberghe

« Je veux être un homme libre. » Ce rêve qui orne d’une écriture maladroite les murs de la Ralph Bunche School à West Harlem appartient au petit Omar Abdou, sept ans. Elève en 1st grade à l’école publique P.S. 125, il suit avec 15 camarades la leçon de français que dispense Jeannine Tientcheu depuis maintenant trois ans. L’enseignante dynamique croit ferme aux vertus de l’éducation. « Pour ces enfants de milieux différents, le français représente un lien fort avec le pays d’origine de leurs parents et un ascenseur social », explique-t-elle.

Avec ses nombreuses activités extra-scolaires et son réseau de parents d’élèves très investis, P.S. 125 s’adresse à la communauté dans son ensemble. « A côté de l’enseignement du français, c’est le fait de proposer une éducation de qualité et le suivi des enfants qui motive les parents », confie Daniel Mlanao, un parent d’élève. Le French Heritage Language Program qui développe l’enseignement bilingue dans les écoles publiques à New York sous la houlette de David Lasserre, coordinateur du programme aux services culturels de l’ambassade de France, profite aux élèves de l’école. Une vingtaine d’enfants âgés de 5 à 10 ans ont déjà suivi le programme cette année.

Au fond de la classe ensoleillée, le regard espiègle d’Aminata Camara se reflète dans l’écran d’un Mac dernier cri. De père français et de mère haïtienne, la fillette parle déjà trois langues. A la Ralph Bunche School, le programme bilingue a commencé avec une seule classe de Kindergarten, avant de s’étendre au 1st grade, puis au 2nd grade. Le français est au cœur de la success story de cette école située dans un quartier encore contrôlé par les gangs il y a quelques années.

A la rentrée scolaire prochaine, la French-American Charter School viendra côtoyer P.S. 125. Partant du constat que les enfants d’Harlem, souvent issus de familles destructurées, ne disposent pas des codes culturels et sociaux nécessaires pour réussir dans la société américaine, cette école à charte s’est donnée pour mission de développer des citoyens du monde, bilingues en français et en anglais. « Le but est que ces élèves acquièrent une maturité qui leur permette d’accéder à des fonctions de leadership dans une société multiculturelle », explique Katrine Watkins, la future directrice de l’école.

Enserrée entre la 114e et la 121e Rue, l’université de Columbia héberge la Maison Française, dans le quartier chic de Morningside Heights, au nord de l’Upper West Side. Reconnaissable à ses briques rouges, le bâtiment affilié au département de français de l’université constitue le plus vieux centre culturel français établi sur un campus américain.

A sa tête depuis septembre 2009, Shanny Peer est une Américaine pétillante. De son bureau situé au deuxième étage, la femme aux yeux clairs profite d’une vue imprenable sur le campus. « Travailler dans cet environnement, c’est le bonheur pour moi », assure-t-elle. Ex-directrice des programmes éducatifs de la French-American Foundation de New York, cette francophile avertie est aussi une spécialiste de l’éducation populaire, qu’elle a pu étudier lors de voyages au sein d’écoles française classées en ZEP (Zones d’Education Prioritaire).

A New York, entre les boiseries et les volumes de philosophie de sa bibliothèque, le buste de Molière veille sur elle, tel un vieux maître. « C’est le propriétaire des lieux », s’amuse Shanny Peer. Et un bon pédagogue. « Notre mission est de démocratiser la culture », glisse-t-elle. L’évolution d’une société repose sur l’éducation de ses enfants…

Dakar à New York

En poursuivant vers l’est à la sortie du campus, la traversée de Morningside Park à flanc de colline débouche sur une kyrielle de petits restaurants aux devantures colorées qui marquent l’entrée dans Little Senegal. Salons de beauté, marchands d’épices, odeurs de santal. Une traversée de la 116e Rue est un aller simple pour Dakar. Comme Taiwa, une tresseuse de cheveux professionnelle, plus de 10 000 Sénégalais travaillent dans le quartier.

« Nous sommes la communauté la plus représentée d’Harlem », s’étonne Aïda Mbow, étudiante à Columbia qui a choisi d’habiter le quartier pour cette raison. « Ici, presque tout le monde parle français », ajoute la jeune fille. Loin de la francophonie traditionnelle, Harlem se réinvente un avenir en français, mais aussi en wolof, en créole ou en dioula. Un avenir multilingue qui passe d’abord par l’intégration des enfants au système américain.

L’adaptation, c’est justement la préoccupation de Kaaw Sow, un membre actif de l’Association des Sénégalais d’Amérique, située sur Saint Nicholas Avenue. Ce collectif apolitique et laïque propose des cours de remise à niveau d’anglais et d’informatique ainsi qu’un programme de préparation au GED, l’équivalent américain du brevet des collèges. Ses membres bénévoles ne manquent pas d’ambition. « Je crois en la culture du résultat : notre objectif est de faire de la nouvelle génération d’authentiques métissés culturels », affirme Kaaw Sow entre deux solides poignées de main.

Au nord, sur la très commerçante 125e Rue, les Africains – Sénégalais, mais aussi Maliens, Ivoiriens, Nigérians, Burkinabés ou Marocains – ont pris les rênes du commerce et remodelé le quartier à leur image. Après l’ouverture, il y a trois ans, de Shrine, une salle de café-concert populaire, Abdel Kader Ouedraogo, originaire du Burkina Faso, a remis le couvert. Au Yatenga French Bistro, sa toute nouvelle adresse sur Adam Clayton Powell Boulevard qui jouxte l’institution musicale, on passe sans transition de Salif Keita à Francis Cabrel.

« Ce qui m’a intéressé dans ce projet, c’est de rassembler les peuples autour de la musique », révèle l’ancien batteur professionnel, fan de Fela Kuti. Avec ses six concerts gratuits par jour, sa programmation de qualité et une décoration très soul, l’endroit attire les Français qui viennent y côtoyer la population locale composée de Jamaïcains, de Sénégalais et d’Afro-Américains. Comme le groupe de Français accoudés au comptoir, Guilhem Flouzat, un élève de la Harlem School of Music diplômé en philosophie, dit apprécier la vibration musicale et spirituelle du lieu. « Pour moi, la vraie culture new-yorkaise est ici », affirme-t-il.

Le leadership de la culture

Muriel Quancard, une ancienne directrice de galerie à New York, co-fondatrice du projet de biennale d’art contemporain d’Harlem en 2012, l’affirme également : « Harlem est le futur centre culturel de New York. » Six artistes et trois commissaires d’exposition français, parmi lesquels Claire Tancons, commissaire associée de la biennale Prospect à La Nouvelle-Orléans, Catherine David, ancienne conservatrice du musée national d’art moderne au Centre Pompidou, et Ami Barak, ancien directeur artistique des Nuits Blanches à Paris, s’attèlent à cet ambitieux projet qui impliquera la population locale, les associations de quartiers et les écoles.

Sur les tracts distribués, à la sauvette, par les rappeurs qui ont remplacé aujourd’hui les musiciens de jazz devant l’ancien temple de l’Apollo Theater, s’inscrivent les initiales KIP, pour « Knowledge Is Power ». Trois lettres qui rappellent qu’à Harlem, dans la rue ou dans la classe, la connaissance est d’abord un outil de pouvoir.