RIP

John Gerassi, l’ami américain de Jean-Paul Sartre nous a quitté

Proche de Jean-Paul Sartre et seul biographe autorisé de l'écrivain français, John Gerassi est décédé à New York à l'âge de 80 ans. L’enseignant américain a publié de nombreux livres sur le philosophe aux Etats-Unis, espérant ainsi diffuser la pensée révolutionnaire de l’intellectuel français. France-Amérique l'avait rencontré en mai 2010.
John Gerassi en 1966.

Sa silhouette inoffensive de vieil homme clopinant en bernerait plus d’un. Pourtant, John Gerassi, 79 ans, est un homme engagé. Sa canne, il l’a depuis ses 35 ans, depuis sa « blessure de guerre », comme il l’appelle. Une séquelle de l’occupation du campus de San Francisco State University auquel ce professeur de CUNY avait participé en 1966. Un agent de police l’avait alors violemment matraqué en plein sur la colonne vertébrale. John Gerassi reste aujourd’hui un militant gauchiste acharné qui ne renie rien de son passé tumultueux, toujours prêt à s’exposer en première ligne des manifestations. Un peu comme le Sartre qu’il a connu quelques décennies auparavant et qui n’hésitait pas à servir de bouclier humain aux étudiants face à la police en mai 1968. A l’époque, John Gerassi venait de se faire exclure de l’enseignement supérieur dans toutes les universités américaines suite à son coup d’éclat à San Francisco State University. Bilingue, il avait alors décidé d’aller enseigner à Vincennes, aux côtés des prestigieux Guattari, Deleuze, Foucault et autres pontes de la French Theory. L’occasion aussi de revoir ses amis de longue date, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, qui l’ont vu naître et grandir.

Sartre comme « non-parrain »

Fernando Gerassi, le père de John, fascinait Sartre, qui en avait fait un personnage de son roman Les chemins de la liberté. Sous les traits du général Gomez, on reconnaît aisément le peintre et républicain espagnol qui n’a pas hésité à abandonner temporairement femme et enfant pour aller combattre les franquistes, alors même qu’il savait son combat perdu d’avance. Quant à la mère de John, Stepha, elle avait rencontré Simone de Beauvoir sur les bancs de la Sorbonne après s’être enfuie d’un couvent en Ukraine. Avant la naissance de John, les quatre amis partageaient même à Paris une chambre universitaire. Athée, Stepha voulait faire de Jean-Paul Sartre le « non-parrain » de son fils et lui donner son nom. Mais Fernando n’aimant pas les prénoms composés, il ne resta du nom du philosophe que Jean, transformé en John. C’est donc assez naturellement que John « Tito » (diminutif de Juanito) Gerassi s’est passionné pour la philosophie et la lutte politique dès son plus jeune âge.

« L’Internationale » à l’école

Fuyant l’Occupation, John et ses parents décident d’émigrer aux Etats-Unis sous des faux passeports dominicains en 1940, alors que John n’a que neuf ans. Elevé dans le Connecticut puis scolarisé au Lycée Français de New York, le jeune John a tôt fait de se faire remarquer par ses prises de position radicales. Au milieu des fils de diplomates et autres riches expatriés, l’émigré franco-hispano-ukrainien de milieu modeste tranche singulièrement avec le reste de sa classe. Il se rappelle notamment ce 1er mai, où il fit scandale en chantant « L’Internationale » en plein cours, histoire de célébrer à sa manière la fête des travailleurs. Il se souvient aussi du France-Amérique de l’après-guerre « un journal très réac’ », d’après lui. Un peu à l’étroit dans le modeste appartement familial, John Gerassi quitte le foyer parental à 16 ans, après avoir passé son bac. S’ensuivent quelques années un peu chaotiques de menus larcins pour survivre. Sans oublier pour autant la lecture d’un livre par semaine. Sa culture considérable impressionne d’ailleurs tant le jury de l’université de Columbia, qu’une bourse lui est accordée. Pour son sujet de thèse, l’obsédé de l’existentialisme choisit de travailler sur « l’esthétique de Sartre ». Pour avancer ses recherches, il  décide d’en parler avec le principal intéressé.

Deuxième rencontre

A 22 ans, John part donc rencontrer Jean-Paul Sartre. « Il se rappelait très bien de moi. Mais moi pas du tout, vu que nous étions partis aux Etats-Unis quand j’étais gosse. » Il se souvient, non sans une certaine fierté, de sa défiance immédiate à l’égard du philosophe. « Il m’a demandé ce que je pensais de sa philosophie et je lui ai dit : ‘Je m’excuse mais ça ne marche pas. Je ne crois pas que vous puissiez lier votre concept de projet, qui part de l’individu vers le collectif, avec le marxisme, qui part du collectif pour aller vers l’individu.' » Impressionné par la qualité d’analyse du jeune homme, Sartre décide d’écouter les conseils avisés de John, notamment sur la situation politique américaine. « Il ne faisait jamais son jugement avant d’entendre comment j’évaluais la situation, raconte John. « J’en étais fier mais ça me mettait aussi beaucoup de pression. »

Che Guevara, Fuentes et les bordels mexicains

Immergé dans le cercle de la revue Les Temps modernes, fondée par Sartre, John commence à écrire des articles et des critiques d’art. Il est embauché comme journaliste par le magazine Time, qui l’envoie comme correspondant en Amérique latine. La révolution cubaine vient de renverser Batista et John Gerassi se refuse à diaboliser Fidel Castro. Dérogeant à la ligne éditoriale, il est remercié par Time. Le New York Times l’engage à son tour et John réussit à interviewer Che Guevara malgré l’étiquette « impérialiste » de son titre. L’ancien journaliste se souvient de sa rencontre avec Gabriel Garcia Marquez, du « très chic bordel » dans lequel l’amenait l’écrivain Carlos Fuentes au Mexique, de son séjour au palais de la Moneda avec Salvador Allende. Il tire de ces expériences un livre, Grande peur sur l’Amérique latine, une référence chez les étudiants contestataires américains.

Entretiens avec Sartre

En 1966, il devient chef de la fondation Bertrand Russell qui met sur pied un tribunal international contre les crimes de guerre au Vietnam. Il convainc Sartre de présider cette instance sans réelle valeur juridique, mais à la portée symbolique considérable. Ce voyage de deux mois au cœur du pays en guerre les rapproche. Après avoir brièvement enseigné à San Francisco State University puis avoir été expulsé de la profession – il restera sur la liste noire jusqu’en 1976 – c’est donc l’exil à Vincennes. Et le début de quatre ans d’entretiens hebdomadaires avec Sartre qui lui accorde le droit exclusif de réaliser sa biographie. Il publie alors aux Etats-Unis deux volumes sur la vie de l’intellectuel engagé : Jean-Paul Sartre: Hated Conscience of His Century en 1989 et un livre d’entretiens, Talking with Sartre en novembre 2009. « Pour moi, une fois que Sartre était mort, la lutte devait être menée aux Etats-Unis », explique-t-il. « Si on peut avoir un socialisme aux Etats-Unis, les autres pays du monde sont sains et saufs. »


Article publié dans le numéro de mai 2010 de France-AmériqueS’abonner au magazine.