Histoire

La French Connection, un trafic stupéfiant

Durant 50 ans, le Milieu marseillais et la mafia italo-américaine ont organisé le plus grand trafic mondial d'héroïne entre la France et les Etats-Unis. Dans son dernier livre intitulé La French Connection, Thierry Colombié, spécialiste du grand banditisme et de l'économie criminelle en France, décrit les rouages de ce réseau transatlantique inédit. Interview.
Les truands marseillais François Spirito et Paul Carbone, en 1934. © Rue des Archives/Tallandier

France-Amérique : Comment la French Connection était-elle organisée ?

Thierry Colombié : La French Connection était un ensemble de filières cloisonnées et très professionnalisées dont le siège économique et politique était la ville de Marseille, un port sur la mer Méditerranée. Comme son nom l’indique, le trafic d’héroïne, surnommée white horse, était aux mains de trafiquants français, lesquels avaient le monopole de production et de distribution en gros. La French Connection était le trait d’union entre le Milieu français et les mafias italo-américaines, destinataires de la white horse.

Quelles sont les origines du trafic de l’héroïne marseillaise ?

Les premières filières ont été mises en place dès le début des années 1930. Elles sont le résultat, d’une part, d’une production confidentielle d’héroïne en France et d’autre part, de la rencontre de trafiquants français, principalement corses, et de leurs « cousins » italo-américains. Après la Deuxième Guerre mondiale, l’essor du trafic a été favorisé par la professionnalisation des filières et par l’atonie des pouvoirs publics qui ne se sont pas donné les moyens de lutter efficacement contre la mise en place d’organisations transnationales.

Quels étaient les liens entre la French Connection et les mafias dans le monde ?

Les liens sont historiques, culturels et économiques. Les Corses et les Siciliens sont issus d’une même culture méditerranéenne où la famille, le sang et l’alliance sont les ferments d’une alternative au pouvoir central, à l’Etat. La France, il ne faut pas l’oublier, disposait à l’époque de colonies en Asie et en Afrique, sans compter les départements et territoires d’outre-mer notamment aux Antilles, près de Cuba. C’est sur la base mercantile de la colonisation que les trafics ont pu prospérer et se connecter aux mafias du monde entier, libanaise ou italienne. Ainsi les « cousins » français et italiens, y compris ceux installés au Canada et aux Etats-Unis, n’ont eu aucune difficulté à mettre en place une économie souterraine qui par ailleurs ne se limitait pas à l’héroïne. Enfin, les « cousins » disposent d’une même action politique qui leur a permis de neutraliser, si ce n’est de corrompre, des individus qui étaient leurs principaux adversaires au sein de la sphère politico-administrative. On retrouve là l’importance de la colonisation et, pour les Américains, une présence dans de nombreux pays au nom de la Guerre froide.

Les trafiquants français ont notamment participé au « deal cubain »…

Au milieu des années 1950, les mafieux italo-américains ont sollicité la tenue de réunions auprès de leurs fournisseurs français dans le but de recevoir de plus grandes quantités d’héroïne. Le marché était en effet en pleine expansion aux Etats-Unis. Proposé par les familles de la mafia, dont celles de Santo Trafficante Junior et de Lucky Luciano, le contrat concernait la mise en place à long terme d’un troc de « blanche » contre des biens immobiliers à Cuba – bars, cabarets, casinos et hotels. Le marché portait sur la livraison minimale de 100 tonnes sur cinq ans, soit 20 tonnes annuelles au prix de 8 000 dollars le kilo. Le pacte cubain représentait une recette à terme de 800 millions de dollars pour les firmes françaises.

Quel impact a eu cet accord sur le trafic transatlantique ?

Finalement souscrit à la fin de l’année 1956, le « deal cubain » a eu deux principales conséquences : la première, c’est d’avoir poussé les trafiquants corses à fermer le robinet d’héroïne. Cette mesure de rétorsion a fait suite à la prise de pouvoir de Fidel Castro en 1959, les trafiquants corses ayant reproché à leurs « cousins » de la Cosa Nostra de ne pas avoir anticipé et stoppé, avec l’aide de la CIA, l’arrivée des amis de Che Guevara. Les trafiquants français devaient, en effet, être en partie payés en nature, soit en bars et cabarets installés sur l’île. Or, Castro les en a empêchés ! Seconde conséquence : l’offre se réduisant, les prix ont flambé à la fin des années 1950. Cela a par ailleurs incité les usagers-revendeurs à professionnaliser leur business et les grossistes italo-américains à optimiser leur structure de vente. Lorsque les trafiquants français ont décidé d’ouvrir le robinet, la poudre a inondé les Etats-Unis et provoqué la première épidémie au début des années 1960. Les mafieux n’ont plus été les destinataires exclusifs : les trafiquants français, méfiants, ont stratégiquement diversifié leur clientèle et alimenté les gangs qui n’étaient pas sous le contrôle de la Cosa Nostra.

Quel était le parcours d’un chargement de drogue entre les laboratoires de Marseille et les rues de New York ?

Il n’existe pas de parcours typique d’un chargement de drogue. On a beaucoup évoqué le cas de voitures dans lesquelles étaient cachées jusqu’à 150 kilos de came, des véhicules qui débarquaient au Mexique ou au Canada avant de franchir les frontières mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Ce qui est important, comme dans tout business, c’est la régularité et, ici, la confidentialité du trafic : les trafiquants se sont donc concentrés sur les voies aériennes et maritimes via un système déjà très sophistiqué de « mules » ou de caches improbables. Les bateaux les plus utilisés furent ceux battant pavillon israélien. Pourquoi ? Parce que les trafiquants savaient que ces paquebots étaient rarement fouillés lorsque ces derniers touchaient les ports d’Amérique du Nord. De toute façon, vu l’ampleur des sommes dégagées par le trafic, l’imagination des trafiquants étaient sans limites. Les valises diplomatiques, souvent à l’insu de ceux qui les portaient, ou les quilles de bateaux de course, ont servi à empoisonner l’Amérique. A coups de centaines de kilos à chaque voyage.

Comment fonctionnait le versant américain de la French Connection ?

C’est très simple. Les trafiquants français avaient des correspondants au sein de la Cosa Nostra et plus tard, des autres mafias italiennes et des gangs portoricains ou afro-américains. Ils avaient des clients, ce qu’ils appelaient la « soudure », et travaillaient en toute confiance. Les clients réceptionnaient la marchandise, jugeaient rapidement de sa qualité – ils pouvaient la renvoyer si la qualité n’était pas au rendez-vous – et payaient leurs fournisseurs en espèces via, là aussi, les routes habituelles du système bancaire international. Par la suite, et c’est ce qui a contribué à faire la fortune de la Cosa Nostra, les grossistes coupaient la drogue et l’injectaient dans leur propre réseau de distribution. De l’héroïne dans un sens, de l’argent dans l’autre. Le formidable gain, pour les distributeurs, c’est la possibilité de transformer un kilo de white horse pure en 14 kilos d’une héroïne coupée. Avec la brown sugar, par exemple, le rapport n’est que de un à sept. Les chiffres parlent d’eux-mêmes.

Comment les trafiquants ont-ils résisté à la répression policière et judiciaire ?

Il faut noter que, malgré le fait que l’héroïne soit classée stupéfiant dès 1918, il n’y a pas eu une volonté particulière de lutter contre l’offre et la demande. C’est à partir de la fin des années 1950, avec la visibilité du trafic dans les rues et les conséquences néfastes sur la santé des consommateurs, que les Américains ont tiré le signal d’alarme. A l’époque, la France, et l’Europe de façon générale, n’était pas frappée par le fléau des temps modernes. Peu de Français savaient que des laboratoires tournaient jour et nuit pour alimenter le marché nord-américain. Par la suite, les trafiquants se sont adaptés à la répression en utilisant les mécanismes habituels : la corruption, bien évidemment, tout en favorisant la guerre sempiternelle des polices, laquelle favorise souvent la chasse aux usagers, dans un objectif de culture de résultat, et entraîne quelques policiers à user de pratiques quasi mafieuses pour obtenir un turn over optimal d’usagers indicateurs. Enfin, les trafiquants ont installé des cellules de veille au sein même de l’appareil d’Etat répressif pour mettre la main sur des informations confidentielles les concernant. Prévoir, n’est-ce pas gouverner ?

Comment les polices française et américaine ont-elles réussi à démanteler le trafic ?

La police et la justice américaine ont mis un grand coup de pied dans la fourmilière en mettant en place un redoutable mécanisme : le programme de protection des témoins. C’est d’ailleurs ce programme qui a permis aux premiers repentis de donner des informations inédites sur la structure et le pouvoir des mafias sur le sol américain, mais aussi de décrire les filières gérées par les trafiquants français. L’essor de la consommation, via les décès par overdose, a bien évidemment poussé les hommes politiques à chasser les trafiquants et à pénaliser trafic et usage. C’est devenu un enjeu des élections, une machine à part entière pour émouvoir les électeurs, une autre « clientèle » et un nouveau levier géopolitique tant au niveau local qu’international. Le trafic de white horse s’est partiellement arrêté lorsque la loi s’est durcie en France, fin 1970, et lorsque la Turquie a cessé d’alimenter les laboratoires français en morphine base [la matière première de l’héroïne]. La collaboration entre la France et les Etats-Unis a certes été tardive mais elle a finalement eu raison du fameux « tour de main » des chimistes français. Cependant, le problème n’a fait que se déplacer vers l’Asie et l’Afghanistan.

La fin de la prohibition (1919-1933) aux Etats-Unis a-t-elle entraîné l’émergence du trafic d’héroïne ?

Oui. L’héroïne, en tant que marchandise, a circulé sur les mêmes routes que l’alcool depuis le Canada. On retrouve principalement les mêmes familles à la tête des deux grands trafics du XXe siècle et des liens étroits entre des familles canadiennes et des trafiquants français. Les filières, même si elles sont segmentées, cloisonnées, difficilement accessibles pour les services de répression, sont le fer de lance de tout système mafieux. On peut alors imaginer l’ampleur de la corruption, corollaire à la circulation des marchandises, des êtres humains – notamment les prostituées – et des capitaux.

Les trafiquants ont-ils bénéficié de protections politiques ou policières ?

Sans aucun doute, même s’il existe mille et une façons d’établir une relation de protection. Il y a des hommes politiques, comme Gaston Defferre, longtemps maire de Marseille, qui ont fermé les yeux sur le trafic. Pas vu, pas pris, tant mieux pour les amis qui tiraient les ficelles de la French Connection. Il y a ceux qui ont lutté, avec énergie, mais sans trop le manifester. En France, on ne se souvient d’aucun nom… Au milieu, il y a ceux qui ont été associés directement au profit du business comme me l’ont confié des trafiquants de l’époque. L’un d’entre eux m’a affirmé que le Service d’action civique [le SAC, la police parallèle du parti gaulliste] avait même été créé avec l’argent de l’héroïne mais sans en apporter la preuve. Malgré tout, la plupart des voyous de l’époque, les notables du Milieu en particulier, possédaient la carte du SAC qui leur permettaient, en cas de contrôle policier, de passer entre les mailles. Une bonne combine lorsqu’on dissimule un calibre, un revolver ou une valise de came… Le SAC fut sans conteste utilisé par les trafiquants et par les membres éminents du Milieu, pour veiller à lutter contre les forces de l’ordre : le bras armé des gaullistes, composé de policiers, magistrats et voyous, fut l’une des cellules de base de la veille informative des firmes trafiquantes. Il faudra attendre 1983, après la mort d’une famille, pour voir le SAC disparaître officiellement.

Certains mettent en cause la CIA et ses liens avec la French Connection…

Je ne dispose pas d’informations à ce sujet. Des hommes de la DEA [Drug Enforcement Administration, la police fédérale chargée de lutter contre le trafic de stupéfiants aux Etats-Unis] ont été infiltrés dans la French Connection, des espions de la CIA ont participé à la chasse aux communistes à Marseille en cassant des grèves. Mais il ne faut pas se leurrer : au nom de la lutte contre le communisme, notamment au Vietnam et plus tard au Nicaragua, les services secrets n’hésitent pas à s’associer clandestinement aux chefs mafieux. Et de la lutte aux intérêts particuliers, privés, il n’y a qu’un pas qui est souvent franchi pour gagner beaucoup d’argent en peu de temps, sur le dos de tous ceux qui n’ont jamais fait de concession. Et surtout sur celui des usagers.

Quel impact a eu le scandale Delouette sur les relations franco-américaines ?

Roger Delouette est arrêté dans le New Jersey alors qu’il prend livraison d’une voiture chargée de 89 paquets de 500 grammes d’héroïne, le 5 avril 1971. L’arrestation ne sera divulguée qu’en novembre, soit sept mois plus tard, afin que les policiers américains aient le temps de remonter la filière. Interrogé par la justice américaine, Delouette dénonce deux colonels des services secrets, ses anciens chefs, comme les organisateurs du trafic. Dans le giron de l’honorable correspondant du SDECE [Service de documentation extérieure et de contre-espionnage], on retrouve Christian David dit « le Beau Serge » qui s’est réfugié en Amérique du Sud sous les jupes d’Auguste Ricord et de Lucien Sarti, autres trafiquants français, après avoir assassiné un commissaire parisien. Deux ans plus tard, des trafiquants français associés au Beau Serge et pris dans les filets de la police anti-drogue américaine confirmeront l’implication de Delouette et de David dans la même filière. Delouette était-il un simple passeur ou était-il en service commandé, par le SDECE, pour alimenter une caisse noire des services secrets ? A ce jour, personne ne le sait. Néanmoins, l’affaire Delouette, comme d’autres de l’époque, a indéniablement été utilisé par la DEA, et in fine par la CIA, pour déstabiliser les services secrets français.

Les pouvoirs français et américain se livraient donc dans l’ombre une guerre d’influence ?

Il faut rappeler que la drogue est un outil géopolitique au service d’intérêts stratégiques et que rien n’est laissé au hasard, pas même l’opportunité de briser la réputation d’un service européen soupçonné de fermer les yeux sur l’un des plus gros trafics de l’époque. Cependant, il est facile de noter que Delouette a préféré balancer ses supérieurs que de donner les noms des trafiquants pour lesquels il avait servi de mule. Cela montre à quel point les mesures de rétorsion des trafiquants français sont redoutées. Enfin, il faut citer les affaires Labay et Mertz qui me semblent bien plus significatives que celle de Delouette et qui révèlent l’imbroglio de l’époque : ces deux individus, eux aussi membres du SDECE, ont participé au trafic d’héroïne. Labay était proche des Duvalier à Haïti, une plaque tournante méconnue du trafic d’héroïne. Mertz a été soupçonné par la CIA d’avoir fomenté l’assassinat du président américain John Fitzgerald Kennedy : il a en effet quitté Dallas quelques heures seulement avant la tragédie. C’est d’ailleurs en suivant Mertz à la trace que la CIA va découvrir qu’il s’adonne au trafic de white horse via le Canada.

Vous évoquez dans votre prochain livre, Stars et Truands**, le rôle de la mafia dans l’assassinat de Robert Kennedy en 1968, cinq ans après celui de JFK…

A l’époque, la CIA suit la piste du règlement de compte et s’autorise à penser que la mafia a commandité le crime du président. En découvrant hélas tardivement le deal cubain, on s’aperçoit combien le trafic d’héroïne était au centre d’enjeux commerciaux considérables. Les trafiquants français, lésés par l’arrivée de Castro, ont sommé leurs correspondants italo-américains de réduire le barbu à l’état de poussière. Ce qui ne fut jamais le cas. Pour ne pas perdre la face, la Cosa Nostra aurait alors fait payer la croisade contre le crime organisé, donc contre le trafic de white horse, non pas à JFK mais à son frère Robert, alors ministre de la Justice. Ce qui s’appelle, en jargon mafieux, « faire le vide autour de la cible ». Jusqu’à l’assassinat de « Bob » Kennedy dans des circonstances tout aussi étranges.



*La French Connection : Les entreprises criminelles en France de Thierry Colombié, Editions Non Lieu, 2012.

**Stars et truands de Thierry Colombié, Fayard, 2013.

Le site web de Thierry Colombié : Thierry-Colombie.fr