Marijuana : oui aux Etats-Unis, non en France

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Les Etats américains, un à un, dépénalisent ou légalisent la consommation de cannabis. La France exclut la tenue même d’un débat sur le sujet : l’absence de lobbys influents favorables à la légalisation et l’embarras des hommes politiques sur le sujet perpétuent le statu quo. Les Français sont pourtant les premiers consommateurs en Europe et l’Etat français l’un des plus dépensiers et inefficaces dans sa lutte contre le trafic de marijuana. Les effets globalement positifs de la légalisation du cannabis dans les Etats de Washington et du Colorado devraient amorcer une discussion en France.

Traverser les Etats-Unis un joint à la main est périlleux. Et pas seulement parce que vous planez. Du Texas où la possession de marijuana est punissable de 180 jours de prison et $2 000 d’amende à l’État de Washington où l’achat de cannabis à des fins récréatives est autorisé, en passant par la Californie où la possession d’une once (28 grammes) de marijuana est autorisé, tout comme la consommation à des fins médicales, mieux vaut être informé sur les réglementations variables d’un État à l’autre.

Depuis le 1er janvier 2014, date de la légalisation de la vente de marijuana à des fins récréatives dans le Colorado, les lois des Etats américains sur le cannabis sont en constante évolution. À l’instar des autorités locales qui ont pris en main le débat sur le mariage homosexuel et l’autorisent un à un en l’absence d’une loi fédérale, les Etats revoient leur législation sur le cannabis. Même le Texas, qui interdit actuellement toute consommation ou possession de marijuana pourrait bientôt changer ses lois : le 3 mars dernier, le républicain David Simpson a présenté un projet qui conduirait à une réglementation du cannabis similaire à celle des tomates ou du café : une légalisation de la vente et de la consommation, une “normalisation” du produit. “Quand Dieu a créé la marijuana, je ne crois pas qu’il ait commis une erreur que le gouvernement doit rectifier”, a-t-il expliqué lors de la présentation de son projet de loi.

Quatre Etats, à ce jour, ont voté par référendum sur initiative populaire une autorisation de vente libre du cannabis à usage récréatif : le Colorado, l’État de Washington depuis le 8 juillet 2014, l’Alaska qui devrait ouvrir ses premières boutiques d’ici fin 2015, et l’Oregon qui acceptera ses premiers points de vente le 4 janvier 2016. Il faut y ajouter le District de Columbia, qui n’est pas considéré comme un État, et autorise la consommation mais pas la vente. L’Alaska est le seul État à majorité républicaine à avoir approuvé la légalisation, avec 53,2% des votants. Les déclarations multiples du libertarien Rand Paul, sénateur du Kentucky et candidat aux prochaines primaires républicaines, en faveur de la dépénalisation et la légalisation du cannabis mais seulement à des fins médicales, prouvent que l’électorat républicain n’y est pas hostile. En mars dernier, il s’est associé à deux sénateurs démocrates, Cory Booker et Kirsten Gillibrand, pour demander au Président des Etats-Unis de lever l’interdiction fédérale de l’usage médical de la marijuana. Une enquête d’opinion du Pew Research Center datant de 2014 confirme que la légalisation de la marijuana est davantage un conflit de générations que d’opinions politiques : 63% des Républicains de 18 à 34 ans, et 77% des Démocrates de la même tranche d’âge sont favorables à une légalisation totale de cette drogue. Il ne se trouve, chez les plus de 70 ans, que 17% de Républicains et 44% de Démocrates à souhaiter la vente libre de la marijuana.

En France, un débat tabou

Le fédéralisme américain permet des débats locaux sur les bienfaits  ou les inconvénients d’une légalisation. La France, à l’inverse, se caractérise par l’absence de débat. On y dénombre pourtant 4 millions de fumeurs dont 1,2 million de réguliers. Mais l’idée même d’une possible légalisation provoque la polémique. Lorsque Vincent Peillon, alors ministre de l’Éducation, affirme sur France Inter en octobre 2012, que “la question de la dépénalisation du cannabis en France est un sujet majeur”, les protestations sont immédiates à droite comme à gauche. Malgré l’échec de la lutte contre la consommation du cannabis en France, peu d’hommes politiques ont pris le risque de se déclarer favorables à la dépénalisation ou la légalisation du cannabis. “Les élus pensent que l’opinion n’est pas prête pour un débat, ce qui est faux, surtout chez les jeunes”, écrit Michel Henry, auteur en 2011 du livre Drogues, pourquoi la légalisation est inévitable, qui fait autorité sur le sujet.

Le think tank Terra Nova, proche du Parti socialiste, a publié en décembre dernier une étude estimant que près de 568 millions d’euros de deniers publics, essentiellement consacrés à la répression policière, sont engloutis chaque année dans la lutte contre la consommation de cannabis. “Au regard de l’ampleur du trafic de cannabis dans notre pays, de la forte prévalence de son usage et du développement d’organisations criminelles liées à l’exploitation de ce produit, la situation actuelle dans l’Hexagone est certainement l’une des pires que l’on puisse imaginer”, note ce rapport. La taxation de cette drogue douce pourrait, selon Terra  Nova, rapporter entre 1,3 et 1,7 milliard d’euros par an à l’État. “Toutes les études montrent qu’interdire le cannabis n’a pas d’influence sur le niveau de consommation. On consomme deux fois plus de cannabis en proportion de la population en France, où la législation est sévère, qu’aux Pays-Bas, où elle est tolérante. Ce n’est donc pas parce qu’on légalise qu’on va donner une image favorable du produit. Au contraire, on pourrait se servir de l’argent économisé sur la répression pour faire de la prévention, actuellement inexistante”, regrette Michel Henry.

Du côté des opposants à toute législation, on estime qu’une dépénalisation serait une “capitulation”. Pour Marie-Françoise Camus, de l’association Le Phare – Familles face à la drogue, “les lobbys pro-drogues se fichent qu’une partie de notre jeunesse qui aurait pu faire de bonnes études, être cadre, faire quelque chose de positif de sa vie, se retrouve à la charge de la société”. Les mouvements hostiles à la légalisation s’appuient sur deux arguments : les conséquences nocives sur la santé et la théorie de l’escalade qui suppose que la consommation de cannabis serait la première marche vers la consommation de drogues dures.

Si le gouvernement et l’opposition se désintéressent du sujet et refusent d’évoquer les alternatives à la situation actuelle, le débat sur la légalisation du cannabis est tout de même entré pour la première fois au Sénat en février dernier, à la suite d’une proposition de loi de la sénatrice écologique du Val-de-Marne Esther Benbassa. Quarante parlementaires seulement étaient présents au moment du débat, qui s’est déroulé en l’absence remarquée de Marisol Touraine, ministre des Affaires sociales et de la Santé. Le gouvernement a préféré envoyer Pascale Boistard, secrétaire d’État des droits des femmes…

Le rôle décisif des lobbys et des intellectuels aux Etats-Unis

Les lobbys américains en faveur d’une légalisation et d’une commercialisation libre de la marijuana, en particulier NORML (National Organisation for the Reform of Marijuana Law), ont procédé en deux étapes. Ils ont d’abord présenté au public les vertus thérapeutiques du cannabis : une manière de transformer la consommation de marijuana en un acte banal, voire utile, et qui ne peut en aucun cas être comparé à une consommation d’héroïne ou de cocaïne. Seconde étape, vanter les vertus économiques de la légalisation de la drogue. Keith Stroup, avocat et fondateur de NORML s’est inspiré des thèses de l’économiste américain Milton Friedman, qui, dès les années 1970, avait dénoncé les effets pervers de la prohibition, puis dans les années 1980 disséqué l’échec de la “guerre contre la drogue”.

Cette guerre, expliquait Milton Friedman, a pour résultat d’enrichir les gangs et les mafias, de remplir les prisons d’adolescents et de favoriser les intoxications par des drogues frelatées. Aujourd’hui encore, les noirs aux Etats-Unis sont trois fois plus susceptibles d’être arrêtés pour possession de marijuana que les blancs, qui représentent pourtant une large majorité des consommateurs. Selon Keith Stroup, la prohibition du cannabis conduit à la discrimination raciale,  tandis que sa légalisation serait un pas décisif dans la lutte contre cette discrimination.

En France, les lobbys sont discrets et sans moyens. Une branche française de NORML, créée au printemps 2013, a fusionné avec de nombreux réseaux en faveur de la légalisation pour créer une association unique Chanvre et libertés. Les moyens limités de ce groupe de pression en France comparés à ceux des lobbys américains n’expliquent qu’en partie l’absence d’un débat de fond. Aux Etats-Unis, les prises de position des intellectuels et célébrités ont joué un grand rôle dans la normalisation de la marijuana. Le poète Allen Ginsberg est aujourd’hui considéré comme le premier activiste pour la légalisation du cannabis. Il fut l’un des opposants les plus virulents et les plus médiatisés à la guerre contre la drogue menée par le gouvernement de Ronald Reagan.

La légalisation du cannabis reste soutenue par des personnages influents : un ancien président, Jimmy Carter, George Shultz, ancien secrétaire d’État de Ronald Reagan, le chef d’entreprise Richard Branson (Virgin), ou encore les présentateurs des late-night shows tels Jon Stewart, Bill Maher et Jimmy Kimmel. En France, seuls quelques hommes politiques, acteurs et chanteurs évoquent leur consommation personnelle, mais aucun ne mène de campagne sur le sujet. La récente légalisation de la vente libre du cannabis dans plusieurs Etats américains a été commentée en France : lorsqu’en février, Associated Press annonce que les taxes sur la vente de cannabis dans le Colorado rapportent assez pour qu’une partie soit reversée directement aux contribuables, l’information est reprise par la presse française. “Le fait que le pays qui est le gendarme antidrogues de la planète depuis un siècle légalise sur son sol peut changer beaucoup de choses. Cela va permettre de dédiaboliser le cannabis et peut-être d’en parler sereinement, ce qui serait un grand progrès”, écrit Michel Henry.

Aux Etats-Unis, ce mouvement de normalisation du cannabis ne fait que commencer. Lors de l’élection présidentielle de 2016, les électeurs des Etats d’Arizona, de Californie, du Maine, du Massachusetts et du Nevada devraient se prononcer par référendum sur une légalisation totale. Un mouvement qui permettra peut-être à la France de construire son propre modèle, façonné sur les résultats positifs et négatifs de l’expérience américaine.

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