Cinéma

Monsieur Lazhar à l’école du tabou

Monsieur Lazhar du Québécois Philippe Falardeau, en salles américaines le 13 avril, renoue avec le cinéma en milieu scolaire. Le film suit dans sa classe le personnage de Bashir Lazhar, un nouvel immigrant au passé trouble qui remplace au pied levé une enseignante suicidée. En aidant les élèves à surmonter ce traumatisme, l’instituteur aux méthodes d’un autre âge ébranle le système bien codifié de la petite école publique. Il fait éclater au grand jour les tabous sociaux culturels et les failles de l’éducation avec humour et poésie. Entretien avec le réalisateur Philippe Falardeau.
© Music Box Films

France-Amérique : Monsieur Lazhar est adapté d’une pièce de théâtre d’Evelyne de la Chenelière, Bashir Lazhar. Qu’est-ce qui vous a séduit dans cette pièce au point de l’adapter ?

Philippe Falardeau : Je cherchais depuis longtemps à réaliser un film sur un personnage de migrant. Mais mes idées étaient trop scolaires. La pièce  m’a séduit parce qu’elle raconte l’histoire d’un immigrant qui cesse d’être un étranger pour devenir enseignant. Ce n’est pas tant son statut d’immigrant que son humanité qui est mise en avant. La classe, qui est un lieu universel, lui permet aussi de s’affranchir de son passé douloureux. Car Bashir Lazhar est un réfugié politique qui a fui l’Algérie pour échapper à une fatwa. Sa femme enseignante est décédée avec ses deux enfants dans un attentat. Bashir se fait alors passer pour professeur et va devenir un pilier pour les élèves en deuil.

Monsieur Lazhar choisit d’immigrer à Montréal plutôt qu’en France. Pourquoi ?

Le Québec était sûrement la porte d’entrée la plus rapide, d’autant plus que sa vie est en danger. Il y a près de 100 000 Algériens à Montréal. Je pense que le choix du Québec plutôt que la France peut s’expliquer par le fait que les migrants cherchent à éviter les tensions inhérentes à l’histoire que porte la relation franco-algérienne. Le même film situé en France aurait pu passer pour moralisateur ou pontifiant. La connotation est différente au Canada. J’ai hâte de voir comment le film va résonner en France…

Doit-on voir le film comme un procès de l’éducation québécoise ?

Le film est d’abord une ode au métier d’enseignant. Il critique certains aspects du système éducatif mais il ne s’agit pas forcément du système québécois. Il parle d’une certaine rigidité bureaucratique que l’on retrouve partout en Occident. Comme cette idée qu’il faut avoir des règlements et un protocole pour tout, ainsi que des spécialistes pour chaque situation. La situation dans le film est dramatique puisqu’il s’agit du suicide d’une enseignante. Mais je pense que le meilleur interlocuteur, dans ces moments là, reste l’enseignant qui côtoie chaque jour les enfants.

Vous critiquez aussi le protectorisme autour de l’enfant…

Il y a quarante ans, on était dans l’excès inverse. On tirait les oreilles pour un oui ou pour un non et on mettait des claques ou des fessées. Aujourd’hui, on essaie d’éviter tout contact physique entre l’enseignant et l’élève. Les professeurs de gymnastique ne peuvent même plus rattraper les élèves qui sautent du cheval d’arçon car il y aurait contact. Je trouve aussi ridicule l’idée de ne pas pouvoir prendre un enfant dans ses bras pour le consoler. Le fait d’aseptiser les rapports au maximum n’empêchera malheureusement pas l’accident pédophile de survenir.

Bashir Lazhar passe pour un prof non conventionnel alors que ses méthodes sont très traditionnelles (Bescherelle, dictée, etc). Ses méthodes passéistes font-elles référence à un âge d’or de l’école laïque et républicaine ?

Il est vrai que ce qui était conventionnel hier, comme la dictée classique ou l’utilisation du Bescherelle, ne l’est plus forcément aujourd’hui. L’enseignement est devenu quelque chose de plus ésotérique, avec toutes ces notions de pédagogie et de développement personnel. La pédagogie a presque remplacé le savoir. Bashir se réfère à l’époque où lui était à l’école, il y a quarante ans. Il rétablit dès le départ les rangées de tables alignées bien droites. Je ne dis pas que sa méthode est meilleure qu’une autre. Peu importe si un modèle pédagogique est jugé avant-gardiste ou passéiste. Il faut laisser chaque enseignant adopter la méthode qui lui ressemble. Il faudrait leur laisser un peu plus de liberté.

Le terme « chrysalide » revient à plusieurs reprises dans le film. Quel sens lui donner ?

On entend le terme pour la première fois dans la dictée, tirée d’un texte de Balzac. C’est comme une métaphore du passage de l’enfance à l’adolescence. Dans la fable, la chrysalide meurt dans le feu. Pour la première fois dans le film, et de manière inconsciente, Bashir va parler de ses propres enfants morts dans un incendie criminel en Algérie. Le cocon de la chrysalide renvoie à la classe, et l’organisme vivant aux enfants. Dans la fable, l’être vivant déploie ses ailes. C’est une image très poétique.

Nicolas Sarkozy critiquait en 2008 l’académisme des concours administratifs qui comportaient La Princesse de Clèves au programme. Qu’en pensez-vous ?

Il faut tirer vers le haut, pas vers le bas. Il faut remettre la connaissance et la difficulté au goût du jour  C’est ce que fait Monsieur Lazhar en choisissant un grand auteur littéraire français. En choisissant Balzac, il se trompe seulement de niveau. Dans ce sens, je trouve qu’au Québec on ne maîtrise pas suffisamment la langue. J’ai été critiqué pour ça. Certains ont vu d’un mauvais œil le fait que dans le film un Algérien, dont le français n’est que la seconde langue, vienne nous enseigner la langue chez nous. Mais je persiste et signe. Bashir parle un français extrêmement correct. C’est un amoureux de la langue et il communique très bien cette passion aux enfants. Le choix de Balzac pour la dictée n’est donc pas anodin.

Quel rapport entretenez-vous avec cet auteur français ?

Je revendique Balzac comme faisant partie de mon patrimoine francophone. De même que les Français peuvent revendiquer Dany Laferrière comme auteur issu de la francophonie, bien qu’il soit québécois et d’origine haïtienne. C’est aussi ça le message du film, le fait que le français n’appartient pas qu’aux Français. J’ai d’ailleurs refusé que le film sorte avec des sous-titres en France. Il y aura sûrement des expressions que les Français ne saisiront pas mais cela ne les empêchera pas de comprendre le film.

Comme pour Monsieur Lazhar, le français est donc pour vous un acte de résistance ?

Bien sûr. Le cinéma est aussi un acte de résistance. Et aller à Hollywood avec un film en français [Monsieur Lazhar était en lice en février dernier pour l’Oscar du meilleur film en langue étrangère, représentant le Canada], c’est encore un acte de résistance !