Peut-on le dire?

EDITO. Faut-il tout dire ? Peut-on tout dire ? Français et Américains n’ont jamais ré­pondu de la même manière à ce droit à l’expression. Le Premier amendement à la Constitution des États-Unis autorise tout propos, toute opinion aussi détestables soient-ils. Les Pères fondateurs s’insurgeraient ainsi contre les censures laïques et religieuses, propres aux sociétés européennes. Aussi longtemps que les propos manifestés ne conduisent pas directement au crime, la Cour suprême n’a cessé de confirmer la vitalité de ce Premier amendement.
La France de son côté reste quelque peu ancrée dans son Ancien Régime. Le Roi disposait d’un cabinet noir qui ouvrait les correspondances avant de les remettre à leurs destinataires ; aux temps modernes, les écoutes téléphoniques et l’espionnage électronique ont pris le relais. Mais il est remarquable combien l’espionnage de ses propres citoyens par le gouvernement indigne les Américains tandis qu’il laisse les Français plutôt indifférents.

La censure est pareillement insupportable aux Américains ; les Français s’en accommodent. Depuis la fin de la Deuxième Guerre mon­diale, le Parlement français a multiplié les lois qui cantonnent la liberté d’expression, dans les médias en particulier, pas seulement pour protéger la vie privée des puissants et des stars, mais plus encore pour interdire certains débats et contro­verses. Toute déclaration raciste ou antisémite est en France prohibée par la loi et sérieusement sanctionnée par des amendes, voire la perte des droits civiques. La négation de l’Holocauste est un crime tandis qu’aux États-Unis, le Premier amendement autorise à dire que l’Holocauste n’a pas eu lieu,… ou qu’aucun astronaute n’a débarqué sur la lune ! Tout récemment, le Parle­ment français, ainsi que d’autres en Europe, à décidé que les Arméniens furent en 1917 victimes d’un « géno­cide », et pas d’un simple massacre : nier ce génocide expose à des sanctions judiciaires.

Les récents attentats perpétrés en France par des Djihadistes islamistes ayant provoqué des réactions islamophobes (que l’on peut comprendre, tout en les regrettant), des représentants des communautés musul­manes et des intellectuels non musulmans réclament l’adoption d’une loi qui interdirait l’islamophobie au même titre que l’antisémitisme. Pareille législation serait inconcevable aux États-Unis.

En conclura-t-on que la parole est plus libre aux États-Unis et le débat plus éclairé ? Ce n’est pas si simple car en Amérique la pression sociale substitue à la loi une autre contrainte, intériorisée, dite Political Correctness. La crainte d’offenser les « mi­norités », les « différents », oblige à choi­sir ses mots : attention à ne pas proférer le « N word », entre autres. Les universités américaines sont devenues des laboratoires de ce parler correct ou chaque étu­diant bénéficie d’un droit au « confort » moral, son éducation dut-elle en souffrir.

En France, où règne une longue tradition du blas­phème et de la satire, le magazine Charlie Hebdo défie Mahomet autant que le Pape ou Jésus Christ ; or, après le meurtre des dessinateurs de Charlie Hebdo, la presse américaine, dans l’ensemble, a refusé de reproduire ses caricatures de Mahomet, pour ne pas blasphémer ni offenser les musulmans. De quelle utilité est le Premier amendement si les Américains, journa­listes et enseignants en particulier, n’osent plus en faire usage ? À la lumière de cette récente tragédie, il n’est pas certain que la parole soit plus libre aux États-Unis où l’on s’autocensure qu’en France où l’État censure.

Puisque Français et Américains sont aujourd’hui et pour longtemps confrontés à la même terreur djihadiste, il me semble important de ne pas s’abriter derrière des lois mais de débattre publiquement avec les musul­mans modérés, eux qui sont les premières victimes des Djihadistes. Si nous ne nous interrogeons pas haut et fort sur la perversion de l’Islam par ces Djihadistes, les musulmans ordinaires n’oseront pas le faire. Si nous n’en débattons pas, en toute liberté, nous servons les Djihadistes : eux cherchent à imposer une tyrannie du silence aux musulmans et aux non musulmans. Carica­turistes, français et américains, satiristes musulmans et non musulmans, à vos crayons : l’ironie peut s’avérer plus efficace qu’un drone.