Opéra

Robert Lepage, l’homme-orchestre

Depuis 20 ans, l’imagination débridée du metteur en scène, comédien et acteur ne cesse d’impressionner. A partir du 23 octobre, il présente son opéra The Tempest au Metropolitan Opera de New York. Rencontre avec ce Québécois à la renommée internationale.

Du chaos naissent les étoiles, avait compris Charlie Chaplin en son temps. Le Québécois Robert Lepage a élevé cette maxime au rang de méthode de travail. Au début de chacune de ses créations, il y a le chaos primordial. « S’il n’y a que de l’ordre et de la rigueur dans un travail, le résultat ne sera qu’ordre et rigueur », a-t-il un jour estimé. « Du chaos naît le cosmos. C’est là que repose la véritable création. » La constellation à laquelle il a ainsi donné naissance s’étend du théâtre au cinéma en passant par le cirque et la danse. Les plus grands textes, les meilleures salles, rien ne saurait brider l’imagination du démiurge qui bâtit ses spectacles au fil des répétitions, sans plan prédéfini.

On pourrait imaginer l’homme pressé, brouillon, ou encore doté d’un ego surdimensionné mais c’est un homme calme, affable et résolument passionné qui dirige la nouvelle coproduction Metropolitan Opera-Opéra de Québec, The Tempest. Le metteur en scène connaît bien ce texte de Shakespeare qu’il a déjà monté sept fois dans sa carrière, au théâtre et à l’opéra. Pour cette nouvelle production de l’opéra créée en 2004, il est resté fidèle à sa marque de fabrique : une mise en scène accessible au plus grand nombre. Il a retenu du livret de l’opéra de Thomas Adès « l’audace d’une Australienne [Meredith Oakes] qui a sculpté le texte de Shakespeare pour le rendre accessible ».

Prodiges visuels

Par un important dispositif de machineries, qui est devenu sa signature au fil de ses centaines de productions, Robert Lepage a recréé la Scala de Milan sur l’île déserte sur laquelle échouent le duc de Milan, Prospero, et sa fille Miranda. Un jeu d’apparitions montre la cour, prisonnière de ses illusions. Dans sa mise en scène, ce n’est pas à partir d’une île, mais d’un théâtre que Prospero use de magie pour se venger de ses ennemis.

Robert Lepage prend ce projet très à cœur car il existe un « fort lien » entre le Québec, Shakespeare et le Nouveau Monde. Avec The Tempest, il met en scène les peuples primitifs comme jouets des puissances coloniales. « Shakespeare a écrit cette pièce en 1608, Québec a été créé en 1608, et c’est l’année des débuts de l’opéra avec l’Orféo de Monteverdi. Il était très important de monter The Tempest à Québec, qui a d’abord été colonisé par les Français, puis par les Anglais, et maintenant par les Américains », ajoute-t-il en riant.

Loin de rejeter ces différentes strates de l’histoire du Québec, le francophone s’en nourrit. Depuis ses débuts, il considère la langue française, non pas comme une arme ou un château assiégé à la manière de la plupart de ses compatriotes, mais comme un système de pensée qu’il véhicule à travers le monde à l’occasion de chacune de ses productions. Il extrapole : « Lorsque j’atterris à Paris et que je regarde par le hublot, c’est plein de fontaines, de diagonales, de petits recoins, comme la langue française, qui est très fleurie. Quand j’atterris à Londres au contraire, tout est carré, comme si la façon de penser induite par une langue se fourrait dans les moindres recoins d’un pays. » Dès lors, nul besoin d’éviter à tout prix de s’exposer à la langue anglaise, chinoise ou arabe. Robert Lepage parle couramment cinq langues. Et c’est en apprenant ces langues que sa « connaissance du français s’est améliorée, en l’incitant à se poser des questions » sur sa langue maternelle.

Un diamant pour Québec

Mais plus que tout, c’est la langue du spectacle que le Québécois maîtrise à la perfection. Il a chamboulé la scène internationale en préférant au langage, des images simples et fortes. Celle de l’enfant en astronaute flottant dans l’espace après avoir perdu les points d’ancrage que sont ses parents dans son film La face cachée de la lune. Jeu de chaussures alignées ou en désordre suggérant le couple ou les victimes de la guerre dans sa Trilogie des dragons. Ombres chinoises universalisant le texte russe du Rossignol de Stravinsky.

Ces images se nourrissent toujours d’importants dispositifs techniques à la mesure des ambitions visuelles de Robert Lepage. Une immense scène faisant pivoter 200 000 kilos de ferraille pour créer un vaisseau, un désert ou une falaise pour , du Cirque du Soleil. Des chanteurs naviguant à bord de petits bateaux sur une fosse d’orchestre contenant 67 000 litres d’eau pour Le Rossignol de Stravinsky. Et l’an dernier, les 24 pales mobiles du décor de plus de 40 tonnes du Ring des Nibelungen qui a obligé le Met à consolider sa salle.

C’est pour avoir un espace à la mesure de ses ambitions, chez lui à Québec, que le Diamant devrait être construit d’ici 2015. Cette salle de spectacles disposera d’un plateau à l’européenne, aussi grand que la salle, comme il en existe très peu en Amérique du Nord. Gigantesque écrin, cette architecture permettra d’accueillir à Québec « aussi bien du cirque que toute mise en scène faisant exploser l’espace ». Aucune salle ne permettait jusqu’alors de diffuser tous les spectacles de Robert Lepage, contraint « d’aller jouer chez les voisins » et de passer son temps à « circuler ». Mais le Diamant n’accueillera pas seulement les productions de son enfant chéri, elle permettra à Québec d’accueillir d’autres artistes d’envergure internationale, avec une idée maîtresse : faire scintiller toutes les facettes du diamant de l’art.


Article publié dans le numéro d’octobre 2012 de France-AmériqueS’abonner au magazine.