Entretien

Stéphane Hessel fait de la résistance à New York

Ancien déporté, militant, diplomate et fervent défenseur des droits de l'homme, Stéphane Hessel, 93 ans, est de tous les combats. France-Amérique l'a rencontré lors de son passage aux Etats-Unis pour la sortie de Time for Outrage!, la traduction anglaise de son pamphlet à succès Indignez-vous !
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© Superbass

France-Amérique : Stéphane Hessel, vous êtes un peu chez vous à New York !

Stéphane Hessel : Un peu, oui. J’y ai vécu cinq années consécutives. Je suis arrivé à New York au lendemain de la guerre, en février 1946, comme diplomate, pour y rejoindre Henri Laugier, secrétaire général adjoint des droits de l’homme et des questions sociales aux Nations unies. Au titre de directeur de cabinet, j’étais en contact permanent avec l’équipe qui a rédigé la Déclaration universelle des droits de l’homme [adoptée en 1948], dont l’Américaine Eleanor Roosevelt et le Français René Cassin. Et aussi le Canadien John Peters Humphrey, le directeur de la division des droits de l’homme au secrétariat des Nations unies. J’ai donc connu l’organisation mondiale [l’ONU] à ses débuts. J’ai eu par la suite l’immense plaisir de travailler avec Kofi Annan.

Vous citez fréquemment la déclaration universelle des droits de l’homme ainsi que le programme du Conseil national de la Résistance comme socle des valeurs à défendre. Rappelez-nous quelles sont ces valeurs ?

Je pars toujours du programme du Conseil national de la Résistance car il se fonde sur des valeurs de démocratie, sur des valeurs de presse indépendante, de lutte contre les féodalités de l’argent, le besoin de sécurité sociale. Voilà les valeurs démocratiques fondamentales, qui ont d’ailleurs été  traduites merveilleusement dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. A ce titre, il ne faut pas oublier que l’organisation mondiale doit son existence à Franklin Roosevelt. Les Américains sont donc à l’origine de ce travail. Ce sont ces valeurs qui, quand elles sont violées, justifient l’indignation.

La France est un pays de tradition contestataire. Mais les Etats-Unis ont aussi une culture de l’indignation et les années 1960 ont connu de nombreux mouvements de contestation, aussi bien dans la contre-culture de l’Amérique blanche (avec notamment la Beat Generation et le mouvement hippie) que dans celle de l’Amérique noire (les Black Panthers). Que reste-t-il de cet esprit ?

Je suis sûr que ce mouvement contestataire existe toujours en puissance. Mais j’ai aussi l’impression qu’après la fin du gouvernement Bush, ce n’est que contre Obama que cette contestation s’est développée. Ce n’est pas ce type de contestation-là qui m’intéresse. Des mouvements comme le Tea Party sont de grands mouvements protestataires mais ce n’est pas positif. Moi, je m’intéresse à une contestation en faveur des valeurs démocratiques. Et ce type de contestation en ce moment aux Etats-Unis me paraît faible.

« N’abandonnez jamais. » C’est le message que vous avez réitéré mardi soir, devant les étudiants de l’université de Columbia…

Oui, c’était très émouvant, l’amphithéâtre était plein et les questions du public très pertinentes. Mon appel aujourd’hui aux jeunes Américains consiste à dire : « Ecoutez, vous avez fait un travail formidable pour la campagne d’Obama, vous vous êtes engagés à fond, mais vous n’avez pas connu le succès espéré. Maintenant qu’Obama rencontre des difficultés qui étaient prévisibles, que faites-vous pour le soutenir ? Regardez les valeurs pour lesquelles vous vous êtes battus, ces valeurs pour lesquelles Martin Luther King a lutté, et qui sont aujourd’hui en péril. Ne baissez pas les bras ! » La Déclaration universelle des droits de l’homme énonce les droits fondamentaux de l’individu. Maintenant, il reste beaucoup à faire sur le plan des droits économiques et sociaux qui font partie de la Déclaration. Comme le droit à l’emploi, le droit à la santé, le droit au logement.

Les grands mouvements de contestation qui ont réussi à changer la société états-unienne étaient basés sur la religion. L’Amérique peut-elle s’indigner sans socle religieux ?

Je pense que l’Amérique est liée au Bon Dieu de façon plus intense que les autres pays démocratiques modernes. Il y a là quelque chose de fort et qui peut jouer positivement en donnant le sens d’une responsabilité, mais qui peut aussi devenir négatif. Notamment en ce qui concerne le problème israélo-palestinien. Il y a les born-again Christians qui sont à fond du côté d’Israël sans même se rendre compte que le gouvernement actuel fait plus de mal à Israël qu’aucun autre pays. Pour en revenir aux Etats-Unis, je pense que c’est quand même un pays laïc. La religion y joue un rôle historique fondamental. Mais c’est aussi une démocratie et toute croyance y trouve sa place. Mes adversaires de pensée sont plutôt les grands lobbys qui, aux Etats-Unis, sont presque officiels. En France, ces lobbys existent tout autant, même s’ils sont moins visibles.

Vous expliquez dans Indignez-vous ! que les attaques israéliennes dans la bande de Gaza sont pour vous la « principale indignation » dans le monde. Ne craignez-vous pas une réception difficile, voire un boycott aux Etats-Unis ?

Mon livre a été interprété un peu superficiellement par des forces juives ou israéliennes. Nous avons besoin d’un pays pour les Juifs, c’est important. Moi, je suis seulement un adversaire du gouvernement israélien. Mais pour certains groupes en France comme aux Etats-Unis, toute critique contre Israël, même s’il s’agit d’une critique contre le gouvernement et non pas contre le pays, est aussitôt considérée comme de l’antisémitisme. Je n’ai pas été attaqué  de manière trop brutale en France jusqu’à présent. On a essayé de m’empêcher de parler, mais ce n’était que de petites choses. Mais cela pourrait dégénérer. Les gens sont malheureusement parfois trop rapides dans leur jugement.

Vous apparaissez aujourd’hui comme un leader d’opinion. Vous n’avez jamais été tenté par une carrière politique ?

Non, je ne me suis jamais considéré comme un leader possible. J’ai été un diplomate soucieux, un peu comme Obama, de trouver le consensus, plutôt que la bagarre. J’ai toujours voté pour la gauche, je suis un soutien du  Parti socialiste en France. Maintenant je me suis engagé pour le parti Europe Ecologie-Les Verts, avec Daniel Cohn-Bendit qui est un ami, et je pense qu’il y a là une poussée intéressante pour la gauche. Mais je ne me suis jamais considéré comme une figure. La difficulté liée à la diffusion et au succès incroyable de ce livre, c’est que maintenant les gens m’arrêtent dans la rue et me disent « Merci ! » C’est très sympathique et en même temps, c’est une charge.

Votre ouvrage pourrait-il servir d’outil pédagogique pour les professeurs de collèges ou lycées en France et aux Etats-Unis ?

Pourquoi pas. Ce que ce petit livre essaie de montrer, c’est qu’il ne faut pas abandonner la lutte pour un monde plus juste. Il circule déjà dans 30 pays, même en Chine. C’est l’avantage de ne faire que 30 pages : ça se lit en 25 minutes et ça se diffuse vite. L’ouvrage a été bien diffusé en Allemagne, par exemple. Ça m’a étonné car les Allemands sont un peuple discipliné, mais déjà 500 000 exemplaires ont été vendus. Ça prend bien parce que je pense qu’on a partout le sentiment que l’on n’est pas bien dirigé. Si cela pouvait devenir un sentiment assez vaste, assez international, voire universel, pour qu’il y ait de nouveau un engagement à faire de notre société un monde plus plus libre et plus solidaire, ce serait ce que je peux rêver de plus positif.

Une jeunesse avide de renouveau, comme celle à l’origine du mouvement des indignés espagnols, du printemps arabe ou d’Occupy Wall Street, se nourrit de votre livre. Craignez-vous parfois que votre pensée soit dévoyée ?

Le problème est : qu’est-ce qu’on en fait. Que les gens s’indignent en Grèce, en Espagne, à Wall Street ou en Israël, je trouve ça très bien. Il faut que les gens ne subissent pas sans réagir des situations qui leur semblent insupportables ou inacceptables. Mais ce qu’ils font de ma pensée peut être très contestable. Toute indignation n’est pas forcément constructive. J’ai déjà envoyé un message aux Espagnols en leur disant : « Vous avez utilisé mon petit livre pour manifester votre indignation, j’en suis très touché. Mais attention ! Je ne demande pas qu’on aille vers la violence. » Je le dis très clairement : seule la non-violence peut faire progresser les choses. Ma parole est devenue une parole que l’on trouve aujourd’hui un peu partout. Cela me donne une responsabilité.

Votre manifeste me rappelle une citation du maître à penser martiniquais Frantz Fanon dans son livre Les Damnés de la Terre (1961) dans lequel il disait : « Toute génération doit créer sa propre forme de résistance. Et celle-ci prendra la forme particulière de cette génération. »

Tout à fait. On m’a d’ailleurs attribué le prix Frantz Fanon. J’ai dit : « Attendez, j’ai de l’admiration pour Frantz Fanon mais je ne partage pas toutes ses idées. » Je le répète, je suis un non-violent. J’ai quand même accepté le prix mais la violence, je suis contre ! S’indigner, oui. Mais tout casser, faire une révolution violente, je suis résolument contre. D’après moi, seule la non-violence paie.

Vos autres ouvrages vont-ils être traduits en anglais et publiés aux Etats-Unis ?

Sans doute. Le Chemin de l’espérance, publié conjointement avec Edgar Morin et conçu comme un dialogue, est à paraître en France aux éditions Fayard. Il n’est pas impossible que Twelve Books s’intéresse à le traduire, mais pour le moment je ne sais pas. Il y a surtout Engagez-vous !, la suite directe d’Indignez-vous !, qui s’adresse spécifiquement à la jeunesse. Il reprend et développe, sous la forme d’un entretien entre deux génération, le reporter et spécialiste des mouvements de jeunesse Gilles Vanderpooten, âgé de 25 ans, et moi-même, 93 ans, trois grands thèmes : la Terre, la pauvreté et le terrorisme, pour donner quelques éléments de travail aux jeunes, afin qu’ils s’engagent là-dessus.


Indignez-vous ! de Stéphane Hessel,
Indigène Editions, 2010.

Time for Outrage! de Stéphane Hessel, traduit du français par Marion Duvert, Twelve Books, 2011.