The National Front, a French Enigma

Comment définir ce parti ? Si on lui est favorable, on le dira patriote, souverainiste et populaire. Si on lui est hostile, on le qualifiera de populiste, nationaliste et fasciste. Il est tout cela à la fois.

Quel que soit le résultat (prévisible) de l’élection, il est possible de méditer sur ce qui me paraît l’événement le plus considérable de cette campagne électorale : l’émergence du Front national comme premier parti de France. Les partis traditionnels de gouvernement, Socialistes et Républicains, sont les grands perdants de cette élection, tandis que le mouvement rassemblé par Macron reste, pour l’instant, une coalition de circonstance. Le Front national, créé il y a quarante-cinq ans par Jean-Marie Le Pen, apparaît aujourd’hui comme une force politique et idéologique solide, unifiée autour d’un chef charismatique avec un programme qui n’est pas prêt de disparaître. Le Front national, ombre portée sur la vie politique française depuis quarante-cinq ans, en est devenu le pivot : chacun, dans cette élection, a été contraint de se définir par rapport au Front national et pas l’inverse. Comment définir ce parti ? Si on lui est favorable, on le dira patriote, souverainiste et populaire. Si on lui est hostile, on le qualifiera de populiste, nationaliste, fasciste, extrémiste : sans doute est-il tout cela à la fois.

Le Front national, parce qu’il est nationaliste, s’inscrit avant tout dans l’histoire de France : pour en comprendre la nature et la vitalité, il faut remonter ad fontes. Ce que Marine Le Pen fait. Dans un discours de campagne, il est remarquable qu’elle ait invoqué la guerre intérieure de Richelieu en 1635 contre les Protestants qui menaçaient l’unité du royaume, ou plutôt l’absolutisme de l’Etat. Ce qui, en 1685, conduira à l’expulsion de tous les Protestants par Louis XIV. Le royaume en fut ruiné, mais sa pureté préservée. Pour Marine Le Pen, voici un précédent positif qui, à ses yeux, pourrait justifier l’expulsion des musulmans. Entend-on, en Espagne, des leaders politiques invoquer l’expulsion des juifs et des Maures, en 1492, comme un heureux précédent ? En France oui, parce que notre mémoire collective est sans cesse revitalisée par notre enseignement scolaire : elle encense nos tyrans comme Louis XIV, Robespierre et Napoléon Ier. Peu importe qu’ils engendrèrent le malheur des Français, puisqu’ils ont fait la gloire de la France. Le Front national est l’héritier de ce discours-là. Il est aussi l’héritier d’un anticapitalisme spécifiquement français, qui date des origines de la noblesse : le noble en France est celui qui ne travaille pas. Ce bel esprit que fut Montaigne s’évertua à prouver que ses ancêtres ne faisaient rien depuis un siècle, pour être reconnu comme noble. L’entrepreneur, en France, depuis lors, reste quelque peu méprisé, situé dans l’échelle sociale en dessous du haut fonctionnaire, serviteur de l’Etat, et de l’intellectuel, cet avatar contemporain du clerc catholique de l’Ancien Régime.

Cette haine du capitalisme, des étrangers et la glorification de l’Etat furent les piliers idéologiques du régime de Vichy. Ce qui explique la sympathie à peine voilée du Front national pour le Maréchal Pétain : Jean-Marie Le Pen, père de Marine, n’a jamais caché son admiration pour le seul régime fasciste que l’on a connu en France. Comment se fait-il qu’en Espagne, il soit impossible de se déclarer fasciste, alors qu’en France, l’opprobre est moindre ? Le temps est une explication : Franco c’était hier et Pétain avant-hier. Le franquisme naquit d’une guerre civile, tandis que le régime de Vichy, certes protégé par les Allemands, emporta l’adhésion des Français en 1940 parce qu’il s’enracinait dans des traditions très anciennes. Certes, le chômage et l’immigration expliquent aussi le succès du Front national. De même, la disparition du Parti communiste fait comprendre pourquoi le Front national a récupéré les suffrages des classes prolétariennes, en ville et à la campagne. Mais ce déterminisme sociologique est partiel : il se trouve des petites villes partout en France, prospères, sans chômeurs ni immigrés, qui votent massivement pour le Front national.

J’attire enfin l’attention sur le ressort ultime de la fascination pour le Front national : c’est un parti révolutionnaire, anti système et anti élites, dans une France qui — dixit Tocqueville — “réussit mieux les révolutions que les réformes”. D’autant que les partis réformateurs, de gauche et de droite, depuis trente ans, n’ont rien réformé du tout. Le Front national, in fine, prospère sur la médiocrité de ses adversaires.