The Real French Woman

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Le 5 juillet 1946 explose à la piscine Molitor à Paris une bombe qui va révolutionner le statut de la femme française, puis le reste du monde par ondes de choc : le bikini. Son créateur, Louis Réard, ingénieur automobile de profession, avait gagné un défi qui courait alors dans les milieux de la mode : concevoir le maillot de bain le plus petit possible.

Réard le nomme bikini, en écho à l’explosion — réelle celle-là — de la première bombe thermonucléaire américaine sur l’atoll de Bikini dans le Pacifique. Réard, n’ayant pu recruter pour sa présentation de mannequin professionnel, se résolut à faire appel à une danseuse nue du Casino de Paris. Soixante-dix ans plus tard, le bikini est de rigueur sur les plages françaises, signe d’adhésion aux valeurs de la République, laïque et universelle.

J’exagère, mais à peine, puisque l’opposé du bikini, le burkini qui recouvre le corps entier des femmes est perçu comme une menace contre cette République, suscitant des interdictions administratives et la réprobation quasi générale de l’opinion publique. Nicolas Sarkozy, éternel candidat à l’élection présidentielle de 2017, envisage une loi qui prohiberait le burkini pas en tant que tel, mais comme manifestation religieuse portant atteinte à la laïcité. En somme, plus une femme montre ses seins en public, plus elle serait une authentique Française ? Mes compatriotes, il est vrai, ont toujours eu un rapport complexe à la poitrine féminine. Tout ancien collégien se souviendra de l’apostrophe fameuse de Tartuffe, en 1664, à une belle trop exposée mais qu’il convoite : “Couvrez ce sein que je ne saurais voir”. Le personnage de Molière, qui se prétend dévot, est devenu un nom commun pour désigner un hypocrite.

Par défi à l’Eglise catholique, les révolutionnaires de 1793 imposeront comme emblème de la République une femme au sein dénudé, une actrice de théâtre, qui défilera dans Paris sous l’appellation de Déesse de la Raison ; un symbole que reprendra le peintre Eugène Delacroix dans un tableau que tous les Français connaissent, La liberté guidant le peuple, représentant la révolution de 1830, une femme au sein nu évidemment. Puis Marianne devint, jusqu’à nos jours, une icône de la République à la poitrine généreuse. Chaque mairie de France est ornée d’un buste — le buste seulement — d’une Marianne, dont la draperie est suggestive et le modèle souvent une star, Brigitte Bardot et Catherine Deneuve en particulier. Tout mariage est célébré devant ce buste, ce qui contraint implicitement les couples à adhérer aux valeurs que les seins de Marianne affichent. Il m’appert, hypothèse personnelle, que cette Marianne est aussi une subversion de Marie, à qui le roi Louis XIII avait dédié le royaume de France : la laïcité est du catholicisme inversé, d’une religion d’Etat à une autre. La Vierge Marie fut souvent représentée un sein exposé, mais toujours dédié à l’allaitement du Christ ; le sein de Marianne est libéré de cette contrainte.

Parfois, dans notre histoire républicaine, la droite catholique réagit contre cette sexualisation intempestive de Marie devenue Marianne. Dans les années 1960, au nom de la libération des femmes, certaines brûlèrent leur soutien-gorge en public et, sur les plages, ne gardèrent, du bikini de Louis Réard, que le bas. Nous étions au temps du Général de Gaulle, plutôt pudibond et moralisateur : la police reçut l’ordre de verbaliser les femmes aux seins nus. Il subsiste des photos et films de l’époque, avec des scènes identiques aux interventions policières de cet été, contraignant des femmes voilées sur les plages de la Côte d’Azur, à se dévêtir. Nos Tartuffe modernes semblent dire “Exhibez ce sein que je ne saurais voir”, pour prouver que vous n’avez pas le projet de convertir la France à l’lslam. Car, assez d’hypocrisie ; ce n’est pas le burkini qui est haï, mais l’Islam que la plupart des Français ne veulent pas voir.

Au fil de ces péripéties du sein en France, ce sont les femmes que l’on entend le moins : à l’exception peut-être de la phase monokini, les hommes décident de ce qu’il convient de montrer ou pas. Dans l’épisode du burkini, aucun politicien, commentateur ou maître à penser n’a interrogé les femmes portant cette tenue. Le burkini est-il imposé par les mâles musulmans, preuve “d’aliénation” des femmes musulmanes, ou volontaire ? Ces femmes en burkini sont-elles des bombes djihadistes virtuelles, ce dont on les soupçonne ? Ou bien, comme nous le dit le sociologue spécialiste de l’Islam Olivier Roy, le burkini ne serait-il pas un signe d’intégration, une transition entre l’enfermement traditionnel et la possibilité, enfin, d’aller à la plage, comme toutes les Françaises ? La faiblesse de l’hypothèse d’Olivier Roy est d’être concrète, fondée sur le questionnement des familles, tandis que la chasse au burkini relève du fantasme, tellement plus intéressant que la réalité.