Organisation

Tour de France : 100 ans d’exploits

Le 29 juin, le Tour de France entre en piste pour sa centième édition. Toujours plus suivi aux Etats-Unis, cet événement sportif est un tour de force logistique. Plongée dans les coulisses de sa préparation.
Le coureur luxembourgeois Charly Gaul – « l’Ange de la Montagne » – pendant le Tour de France 1956.

Premier événement sportif annuel au monde, le Tour de France s’élance pour une centième ronde. Du 29 juin au 21 juillet, la course déploiera ses performances et resserrera les distances. Convergeant vers sa nature festive autant que sportive, ils seront quelque 10 millions de spectateurs au bord des routes, 3,5 milliards devant leurs téléviseurs, répartis entre 190 pays et 60 chaînes en direct.

De Porto-Vecchio à Paris, la Grande Boucle sera une audace, comme elle le fut en 1903. Tour de France bijou, l’édition 2013 est un tour de force. Maître orfèvre de l’événement, Jean-Louis Pagès œuvre depuis quatre ans au départ inédit de Corse, depuis deux ans à l’arrivée au Mont-Saint-Michel, présentés et pensés comme des écrins sur lesquels se détacheront les coureurs. Ainsi la caméra aura-t-elle à la fois la compétition et l’archange du Mont-Saint-Michel en ligne de mire, ce qui implique entre autres la clôture de l’accès au site de 4h à 22h. « A Nice, sur la promenade des Anglais, il faut trouver un créneau afin que l’aéroport fonctionne et qu’on puisse faire voler notre hélicoptère pour les images », explique-t-il. A Ajaccio, l’arrivée a pour toile de fond les îles Sanguinaires. « Au bout de la route, c’est la mer. On doit prévoir un retour de la caravane publicitaire avant le passage des coureurs. » La manœuvre consistant à refouler 200 véhicules, dans la ville ambulante qu’est le Tour de France.

Un convoi exceptionnel !

Au total, ce ne sont pas moins de 2 400 véhicules et 4 500 personnes qui se déplacent au quotidien, sans compter les spectateurs. Lorsqu’il a débuté en 1984 au service de la logistique, Jean-Louis Pagès en gérait respectivement 1 000 et 2 000. « Il fallait la moitié, voire le tiers des surfaces » aujourd’hui indispensables à l’accueil de l’épreuve, qui sont de sept hectares pour les arrivées et quatre pour les départs. Alors que le Tour de France n’est encore qu’une abstraction, jusqu’à 600 techniciens se consacrent à ce qui deviendra une éphémère aire d’arrivée à chaque étape. Il est 4h du matin lorsque Jean-Louis Pagès trace la ligne finale à la craie, dans un silence roi. Le Tour se monte dès cet instant en origami géant : 150 poids lourds transformés notamment en tribunes de presse, podium et espaces VIP, 35 kilomètres de câbles, 5 kilomètres de barrières. « Le podium mesure 15 mètres de long, 7 mètres de haut, 7 mètres de profondeur, et pèse 20 tonnes. En 1984, c’était une caravane de camping qui se dépliait, de la marque La Bohème », se remémore Jean-Louis Pagès. En guise de publicités, « le responsable venait avec des panneaux en bois et se plaçait derrière les coureurs. On a évolué avec le temps, mais il faut garder une dimension humaine. Il faut que le Tour de France continue d’aller là où il a besoin d’aller sportivement. »

Le gigantisme est la frontière du Tour. « Si on était dans une logique de développement outrancier, on aurait cinq bus VIP supplémentaires, là où on en a trois. On pourrait avoir 600 véhicules dans la caravane. Il y a une dizaine d’années, on s’est aperçu qu’avec 200, on était dans une approche gérable. On a une sorte de norme à laquelle on est obligé de se tenir, pour que le Tour de France corresponde à un événement itinérant. L’itinérance et ses aléas est une grande partie du Tour. Sur la ligne d’arrivée, j’essaie de garder la poignée de main, le casse-croûte, la discussion, pour prendre la mesure de ce que le Tour est en train de vivre. Le Tour de France, c’est une ambiance, une atmosphère. Le vrai défi est là. La technique, on parvient toujours à l’adapter. » Le Tour de France, en sa centième pérégrination, reste une hardiesse. Qu’on évoque seulement les spectateurs. « Il était logique de renforcer les mesures de sécurité. Mais il ne faudrait pas qu’à terme, on nous interdise l’Alpe-d’Huez avec 900 000 personnes. Combien y aura-t-il de gens à l’Alpe et combien y en aura-t-il au Ventoux, le 14 juillet ? Si on analyse vraiment la situation, il s’agit d’un stade à ciel ouvert. Or, un stade contient 80 000 personnes ! »

Des frontières mouvantes

Dans une société où l’automobile a pris depuis belle lurette le dessus sur le cycle, quand bien même le vélo se développe comme moyen vert de transport, le Tour de France doit aujourd’hui se faufiler. « La sécurité est la préoccupation de tous les instants », commente Thierry Gouvenou, de la direction sportive, et par ailleurs ancien coureur. « Faire une course est un jeu de quilles, c’est un casse-tête permanent. On n’a quasiment plus de ville où il n’y a pas de ronds-points, d’îlots. On est obligé de composer avec. Parfois, il nous faut changer 30 à 40 kilomètres de parcours, car le tracé serait trop dangereux. Certaines villes sont inaccessibles à une épreuve cycliste. » S’il souhaite continuer « d’aller au centre des villes et au sommet des montagnes », le Tour de France doit toutefois encore et toujours adapter la scène, comme il le fit dès 1905 lorsqu’il voulut dynamiser le spectacle en élevant ses routes. « Il y a 25 ou 30 ans, le Tour était une course française, italienne, belge. Actuellement, dans la mondialisation, le niveau global des coureurs a beaucoup augmenté. Le terrain qui créait la différence fait désormais l’objet de sprints. L’innovation tient dans des arrivées de moyenne montagne inédites. Et depuis quelques années, on essaie de revenir au bord de mer, en escomptant de belles bordures. » Jouant sur l’effet du vent, les coureurs apparaissent alors en éventails, dans des mouvances tactiques puissamment visuelles.

Conçu au départ pour promouvoir le journal L’Auto, ancêtre du quotidien sportif L’Equipe, le Tour de France reste une affaire qui tourne et l’image n’y est pas étrangère. Directeur commercial et marketing d’ASO, société organisatrice, Laurent Lachaux souligne l’ancienneté du Tour, sur laquelle capitaliser, mais aussi le décor : « On est là pour mettre en valeur la beauté des lieux et collectivités territoriales qui nous accueillent. » Dans une étude de l’agence SportLab réalisée en 2012 sur les motivations des Français à suivre le Tour, 41 % citaient les beaux paysages, 20 % les champions et leurs exploits. « Les motivations sont assez stables ces six dernières années », constate le directeur d’études, Mohamed Hazene, « et elles se hiérarchisent de la même manière, la principale étant les paysages ». Le Tour de France, né dans le contexte parisien, bourgeois et industriel de la Belle Epoque, « symbole des cultures populaires » dès 1930 avec la démocratisation de la bicyclette – comme le note le sociologue Philippe Gaboriau –, fédère au-delà de la geste sportive. En juin 2011, selon un sondage de l’Institut français d’opinion publique, 49 % des Français déclaraient aimer le Tour, les ouvriers (47 %) comme les professions intermédiaires (49 %). Un intérêt qui s’élargit sur le plan mondial. Laurent Lachaux relève « 5 000 heures de retransmission en 2012, soit trois fois plus qu’en l’an 2000 ». La part des revenus issus des droits TV, il la chiffre à 50 %. En 1990, le spécialiste en histoire du sport, Serge Laget, la situait à 20 %.

A qui profite le Tour ?

Dans les tourments qu’a vécu le cyclisme ces quinze dernières années face à la pieuvre du dopage, le Tour de France fait toujours recette. « Les quatre grands partenaires et les partenaires officiels sont fidèles depuis plus de quinze ans », témoigne Laurent Lachaux. « Nous n’avons enregistré aucune défection en raison de soucis économiques. Quant au problème du dopage, on n’a perdu aucun partenaire. » Quid des Etats-Unis ? « Le vélo a été un peu mouvementé. Mais on sent qu’il se développe dans le déplacement urbain. » En termes de contrats, « on a un partenaire, PowerBar, et un licencié, Icon Health & Fitness, qui représente 80 % des vélos d’entraînement sur le marché mondial ». Dans son offre, il exploite la licence Tour de France, à savoir le droit d’utiliser le logo et l’appellation.

Stratégiquement, ASO vise à « avoir des marques fortes dans la durée, et qui veulent s’engager avec de l’animation. Etre dans le Tour implique une responsabilité à ce niveau. Le Tour de France, c’est un orchestre symphonique où chacun vient avec sa partition. On essaie d’avoir la provenance la plus large qui soit. » Aussi la proportion d’un tiers de partenaires hors de la France est-elle  « plutôt en progression. On regarde aussi du côté de l’Inde, de la Chine, de la Russie. » Et d’ajouter : « L’Asie nous intéresse. Le cyclisme et la science de la course sont complexes, il faut des années pour les maîtriser, ce qui manque encore un peu à l’Asie. Nous avons des coureurs japonais. Les premiers Chinois vont arriver bientôt. »

Si l’aspect commercial fut notamment à l’origine du Tour de France, celui-ci impose d’autres valeurs, certes captives d’un point de vue mercantile, mais pas seulement. Le défi économique, Laurent Lachaux le décrit ainsi : « Garder la fraîcheur d’un événement qui va partout, qui doit continuer à aller partout et gratuitement, dans l’univers du sport d’aujourd’hui où on ne parle que de manifestations payantes dans des endroits clos. » Bastion du dernier sport romantique, dans son itinérance et dans la dramaturgie qui se noue face aux éléments, le Tour de France reste une audace. Anachronique et intemporel.