Hidden Figure

Adrienne Fidelin, la muse oubliée de Man Ray

Il l’appelait son « petit soleil noir ». Née en Guadeloupe, Adrienne Fidelin a été la compagne de l’artiste américain à Paris avant que la Deuxième Guerre mondiale ne les sépare. Elle figure sur près de 400 photographies du maître et fut, en 1937, la première mannequin noire à prendre la pose dans un grand magazine de mode américain. Mais elle a été reléguée dans l’ombre. Une injustice qu’une chercheuse américaine, Wendy Grossman, se bat depuis cinq ans pour réparer : ses efforts ont notamment permis d’inclure Adrienne Fidelin dans l’exposition Le modèle noir de Géricault à Matisse, au musée d’Orsay en 2019.
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Adrienne Fidelin et Man Ray à Mougins, près de Cannes, en 1937. © Lee Miller Archives, England, 2020. All rights reserved. LeeMiller.co.uk

C’est un personnage méconnu au centre d’un célèbre cercle surréaliste. En compagnie de Man Ray, Adrienne Fidelin s’échappait sur la Côte d’Azur avec le poète Paul Eluard et sa femme Nusch, avec l’artiste Dora Maar, la photographe Lee Miller et l’artiste Roland Penrose. Sur une photo prise pendant l’été 1937, on la voit en maillot de bain, adossée à Picasso. Mais on ignore encore presque tout de sa vie. Wendy Grossman, conservatrice à la Phillips Collection à Washington D.C., a une obsession : raconter l’histoire de cette femme « cachée en pleine lumière ».

Man Ray lui-même ne consacre que quelques paragraphes à Adrienne dans son autobiographie. Un traitement marginal qui continue aujourd’hui, malgré les efforts actuels pour sortir de l’ombre les personnes de couleur à travers l’histoire. Au musée du Luxembourg à Paris, par exemple, où se tenait l’exposition Man Ray et la mode en 2020-2021, quatre portraits d’Adrienne étaient présentés. Mais elle n’est mentionnée que brièvement dans le catalogue : on lit que les amants se sont rencontrés en 1936 (en réalité, leur rencontre remonte à 1934) et qu’elle sera « sa compagne jusqu’à son départ pour les Etats-Unis ». A deux reprises, l’orthographe de son prénom est écorchée en « Adelin Fidelin ».

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Adrienne Fidelin, Pablo Picasso et Dora Maar dans le sud de la France en 1937. Image courtesy of the Wendy Grossman Archives. © Man Ray Trust 2015/2020 Estate of Pablo Picasso/2020 Artists Rights Society, New York/ ADAGP, Paris
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Adrienne Fidelin, Man Ray, Roland Penrose, Paul Eluard et sa femme Nusch sur l’île Sainte-Marguerite, au large de Cannes, en 1937. © Lee Miller Archives, England, 2020. All rights reserved. LeeMiller.co.uk

Rétablir la vérité

Adrienne Fidelin est née le 4 mars 1915 à Pointe-à-Pitre. A l’âge de treize ans, elle perd sa mère dans le cyclone qui dévaste la Guadeloupe ; son père décède quelques années plus tard. Orpheline, l’adolescente rejoint des membres de sa famille à Paris au début des années 1930. La capitale se passionne alors pour l’Exposition coloniale ; les contrées lointaines sont à la mode. Au Bal Blomet, un cabaret du 15e arrondissement, la diaspora antillaise et l’avant-garde artistique font la fête au rythme de la biguine créole. Adrienne danse au sein d’une troupe guadeloupéenne.

C’est sans doute à cette occasion que son regard croise celui de ManRay : elle a 19 ans, il en a 44. Dans son agenda, à la date du 29 décembre 1934, l’artiste note simplement « Ady ». Un précieux témoignage de leur rencontre découvert par Wendy Grossman dans les archives de Man Ray au Getty Center de Los Angeles. L’année suivante, il consigne son numéro de téléphone (« Odéon 79-95 ») et la photographie dans un sobre débardeur blanc. L’artiste et la danseuse sont inséparables. Le 13 mai 1937, Man Ray combine leurs prénoms en un tendre mariage surréaliste : « Manady », « Adyman », lit-on dans son carnet.

Adrienne est aussitôt adoptée par les amis de son compagnon : ils sont fascinés par sa peau noire, séduits par sa beauté solaire. Dans sa biographie de Man Ray, Roland Penrose évoque « Ady, la délicieuse Guadeloupéenne qui pouvait nager, rire et danser comme un ange brun ». Au milieu de ces hédonistes, elle rayonne. Les photographies d’époque la montrent allongée sur la plage d’Antibes, endormie en Cornouailles avec Nusch Eluard, Lee Miller et la peintre Leonora Carrington, ou en pleine discussion avec Picasso.

Modèle anonyme de Picasso

Picasso achèvera son portrait en septembre 1937 : Femme assise sur fond jaune et rose, II, une toile restée anonyme pendant 80 ans. La texture de ses cheveux, le rendu de la couleur de sa peau, ses bijoux ainsi qu’une photo annotée par Man Ray ont permis à Wendy Grossman d’identifier Adrienne. « Cette découverte représente une révélation pour le monde de l’art et une avancée capitale dans mon travail », témoigne la conservatrice. « Je pense qu’il existe au moins un autre portrait d’elle par Picasso. »

Pablo Picasso, Femme assise sur fond jaune et rose, II, 1937. Image courtesy of the Wendy Grossman Archives. © 2019 Estate of Pablo Picasso/Artists Rights Society, New York
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Cette photo d’Adrienne Fidelin prise par Man Ray en 1937 a aidé Wendy Grossman à identifier la jeune femme sur la toile de Picasso. Image courtesy of the Wendy Grossman Archives. © Man Ray Trust 2015/2020 Artists Rights Society, New York/ADAGP, Paris 2020

Le 15 septembre 1937, un portrait d’Adrienne par Man Ray est publié en pleine page dans le magazine américain Harper’s Bazaar. Une première dans l’Amérique ségréguée. Mais « revêtue d’un collier de dents de tigre, d’un bracelet de bras en ivoire et d’une coiffure du Congo belge, et adoptant une pose séductrice, Adrienne est censée évoquer la sensuelle ‘indigène’ africaine à laquelle fait allusion le titre de l’article », écrit Wendy Grossman. « L’article reflète la volonté du mouvement surréaliste de rendre ‘l’autre’ exotique. »

Man Ray a trouvé en Adrienne une partenaire, mais leur relation est asymétrique. « Elle m’empêche de sombrer dans le pessimisme », écrit-il. « Elle fait tout : cirer mes chaussures, apporter mon petit-déjeuner, peindre l’arrière-plan de mes grandes toiles. » Adrienne danse aussi dans les « clubs nègres » des Champs-Elysées et répond aux photographes et cinéastes en quête de « filles exotiques » – c’est ainsi qu’elle devient figurante dans le film Les secrets de la mer Rouge, adapté du récit d’Henry de Monfreid.

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Adrienne Fidelin dans la série Mode au Congo de Man Ray en 1937. Le portrait en bas à gauche sera publié dans Harper’s Bazaar le 15 septembre 1937. Image courtesy of Telimage, Paris. © Man Ray Trust 2015/2020 Artists Rights Society, New York/ADAGP, Paris 2020

Les dernières photos d’Ady

L’entrée de la Wehrmacht dans Paris, en juin 1940, bouleverse l’existence du couple. Après une tentative ratée de gagner ensemble la Côte d’Azur, Man Ray retourne seul aux Etats-Unis. Les amants continueront de s’écrire pendant quelques mois, mais la guerre perturbe la circulation du courrier et bientôt, Man Ray rencontre à Hollywood une autre danseuse dont il tombe amoureux. Adrienne, quant à elle, restera à Paris, se mariera en 1957 et décédera dans une maison de retraite à quelques kilomètres d’Albi, dans le sud de la France.

Les dernières photos d’Adrienne prises par Man Ray datent de 1947. L’artiste est alors de passage à Paris pour récupérer les affaires qu’il a abandonnées pendant son départ précipité. « Adrienne a mis en sécurité plusieurs œuvres et possessions de Man Ray pendant la guerre, probablement avec l’aide de Mary Reynolds, la compagne de Marcel Duchamp », explique Wendy Grossman. « Mais Man Ray n’a jamais remboursé sa dette envers Adrienne Fidelin, qui a protégé une partie de son héritage artistique. »

 

Article publié dans le numéro de décembre 2020 de France-AmériqueS’abonner au magazine.