Editorial

La France idéalisée par les Américains

La relation franco-américaine est passionnée, quel que soit le thème, écrit Guy Sorman. Chacun aime ou déteste l’autre, sans nuance et quelquefois sans connaissance.
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© Paul Rysz

Un souvenir personnel : en 1985, j’enseignais l’économie à l’université de Stanford en Californie. Mon voisin de bureau n’était autre que Milton Friedman, Prix Nobel, porte-parole incontesté du libéralisme économique et conseiller de Ronald Reagan, alors président. Cet illustre compagnon, visiblement, me boudait et regrettait ma présence. Puis nous avons sympathisé, et Friedman m’avoua qu’il me croyait socialiste, voire communiste, puisque j’étais Français. Qu’un Français puisse être favorable à l’économie de marché – c’était mon cas – et se réclamer d’illustres ancêtres libéraux comme Tocqueville, Frédéric Bastiat ou Bertrand de Jouvenel, cela lui avait initialement échappé. Car la France perçue depuis les Etats-Unis est globalement socialiste et plutôt de gauche. Ce qui est positif dans le regard des Démocrates américains et négatif du point de vue des Républicains.

A quoi la France doit-elle cette réputation ? Eh bien, par comparaison avec les institutions sociales aux Etats-Unis, il est exact que la redistribution en France est socialiste : de tous les pays développés, la France est le seul où 54 % du revenu national est redistribué par l’Etat, au nom de l’égalité et de la fraternité. Si la France compte tout de même quelques super riches, ils sont peu nombreux et payent quelques impôts. Souvent, notre Sécurité sociale qui couvre le chômage et les retraites est perçue avec horreur par les Républicains, avec envie par les Démocrates.

Récemment, un économiste américain, enseignant à Cornell, Robert Frank, écrivait dans le New York Times combien la Sécurité sociale française était merveilleuse par comparaison avec les Etats-Unis. Victime pendant ses vacances en Périgord d’un accident de vélo, il fut transporté et soigné dans un hôpital local. A sa stupéfaction, il découvrit que pour lui ce service était gratuit : il en conclut que là était le modèle à suivre pour les Etats-Unis. En vérité, c’était moi, contribuable français, qui avait payé pour cet ami américain inconnu. Les Français, en moyenne, se voient prélever d’autorité un quart de leurs revenus pour financer leur assurance maladie. En contrepartie, la médecine française est gratuite ou, pour être plus exact, d’apparence gratuite puisque nous payons tous d’avance. Une conséquence bien connue du coût élevé de la Sécurité sociale est le chômage des personnes peu qualifiées, en particulier chez les plus jeunes : la charge des salaires auxquels s’ajoutent les contributions sociales sont si élevées que les employeurs hésitent à recruter. Par ailleurs, les allocations chômage, financées par tous ceux qui travaillent, sont assez confortables pour dissuader certains chômeurs de chercher un emploi. Comme le dit l’économiste français Pierre-André Chiappori, enseignant à Columbia à New York, la véritable différence entre nos deux pays, c’est qu’aux Etats-Unis les pauvres travaillent, tandis qu’en France, ils ne travaillent pas.

Quel est le meilleur système ? Il est difficile de répondre dans l’absolu. En France, la préférence culturelle et politique penche en faveur du chômage indemnisé ; aux Etats-Unis, en faveur du travail à tout prix, avec des nuances entre les Républicains et les Démocrates, comme il en existe en France entre la droite et la gauche. En fait, toute société est aujourd’hui fondée sur une transaction implicite entre efficacité et solidarité : les Etats-Unis préfèrent historiquement l’efficacité et les Français la justice sociale. Alexis de Tocqueville écrivait justement, au temps de l’Amérique jacksonienne, que les Français étaient avant tout épris d’égalité, quitte à sacrifier la liberté. Pas les Américains.

Il règne donc une certaine hypocrisie ou ignorance volontaire, du côté américain lorsque les Démocrates encensent le modèle français et que les Républicains le renient. Il serait plus honnête du côté démocrate d’avouer qu’une Sécurité sociale à la française coûterait aux salariés américains un quart de leurs revenus et que le plein emploi pourrait en souffrir. Il serait loyal dans le camps républicain d’admettre que la croissance seule ou que la liberté économique seule ne suffisent pas à créer à la fois des richesses et un minimum de solidarité : la réalité se situe quelque part entre les extrêmes du socialisme et du libéralisme économique.

J’ajouterai deux anecdotes pour illustrer le regard biaisé des Américains sur les Français et réciproquement. Milton Friedman, de nouveau, s’étonnait que malgré ses impôts phénoménaux et sa bureaucratie envahissante, la France ne s’en sortait au fonds pas si mal. Son explication était le marché noir et la fraude : seul, selon lui, le non-respect des règles pouvait expliquer le développement de la France, malgré l’Etat. Peut-être mais pas seulement ; il me paraît plutôt que les entrepreneurs français s’en sortent en s’accommodant des règles et aussi par un surplus d’efficacité, mondialement reconnu. Mais le regard français sur les Etats-Unis est également biaisé : la plupart des Français sont persuadés que l’Amérique est un western du capitalisme sauvage. C’est ne pas connaître la bureaucratie aux Etats-Unis, la férocité de l’administration fiscale (IRS) ou la réglementation tatillonne de la ville de New York ou de l’Etat de Californie. Nicolas Sarkozy, lorsqu’il était président, lors d’une conférence à Columbia, déclara qu’aux Etats-Unis, on pouvait « crever dans la rue si on ne montrait pas sa carte de crédit aux ambulanciers » ; c’était ignorer l’efficacité des services d’urgence américains.

Il n’en déplaise à Sarkozy, c’est aussi cela l’Amérique. Voici qui nous rappelle combien la relation franco-américaine est passionnée, quel que soit le thème : chacun aime ou déteste l’autre, sans nuance et quelquefois sans connaissance. C’est à cela que l’on reconnaît la passion, n’est-ce pas ?