Musique

Aznavour, le « Sinatra français » en Amérique

L’influence du chanteur décédé le 1er octobre dernier avait dépassé les frontières de la France, son pays de naissance, et de l’Arménie, pays de ses ancêtres. Aux Etats-Unis, où on le surnommait the French Sinatra, il représentait une image romantique et quelque peu surannée de la France.
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Charles Aznavour et son épouse Ulla Thorsell à New York, en octobre 1966. © Jean-Pierre Laffont

Charles Aznavour aurait dû être américain. Mais ses parents arméniens, poussés à l’exil par le massacre turc, se virent refuser leur demande de visa pour les Etats-Unis et s’installèrent à Paris en 1923. Là, le jeune homme fait ses débuts sur scène, comme acteur puis comme chansonnier, et rencontra Edith Piaf. Il sera son chauffeur, son secrétaire et son compositeur. En 1947, il l’accompagne dans sa tournée nord-américaine et découvre New York. « Je vivais sur la 44e Rue Ouest, je prenais mes repas à la cafeteria Hector’s et j’essayais de vendre mes chansons », se souvenait-il dans un entretien accordé au New York Times en 2015. « Sans succès. »

Le chanteur revint à New York en 1950 pour une rhinoplastie : le voyant complexé par son grand nez, Edith Piaf le convainc de se faire opérer. Viennent les premiers succès. A l’Olympia en 1955, il chante en première partie du concert donné par le clarinettiste américain Sidney Bechet. En 1960, Aznavour écrit la chanson « Je m’voyais déjà », qui lança sa carrière, et apparaît dans le film Tirez sur le pianiste de François Truffaut. Adaptation d’un roman noir américain, le long métrage rencontre un grand succès à l’étranger. Aznavour crève l’écran dans le rôle d’Edouard Saroyan, un pianiste au passé trouble.

Trois ans plus tard, le Français fait salle comble à Carnegie Hall. Pour l’occasion, le producteur Eddie Barclay a organisé un cirque à l’américaine : Aznavour, accompagné de 150 amis et journalistes, arrive à New York à bord d’un Boeing 707 d’Air France rebaptisé en son honneur. La presse est enthousiaste et les artistes qui découvrent le chanteur sont impressionnés. Bob Dylan fait partie des 3 000 spectateurs à Carnegie Hall : il confiera que ce fut l’un des plus grands concerts auxquels il ait assisté. « Je ne savais pas à quoi m’attendre ; il m’a époustouflé ! » Aznavour se produira 46 fois à Carnegie Hall et Bob Dylan interprétera plusieurs de ses titres, dont « The Times We’ve Known », la traduction anglaise des « Bons Moments » (1986).

Aznavour traduira et chantera plusieurs de ses compositions en anglais. « La Mamma » (1963) est devenue « For Mama » et « Tous les visages de l’amour » (1974) est devenue « She ». « Yesterday When I Was Young », la version américaine de « Hier encore » (1964), a été reprise une centaine de fois, notamment par Bing Crosby et Elvis Presley. En 1976, Aznavour est invité sur le plateau du Muppet Show : il y valse avec la marionnette Mildred Huxtetter au rythme de « The Old Fashioned Way », l’adaptation anglaise des « Plaisirs démodés ». La chanson sera reprise par Fred Astaire et figurera dans le film Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick.

Charles Aznavour devant le Rockefeller Center, à New York, en mars 1965. © Jean-Pierre Laffont
Charles Aznavour dans sa chambre à l’hôtel Americana, à New York, en mars 1965. © Jean-Pierre Laffont

Les Etats-Unis, sa troisième patrie après la France et l’Arménie

En 1998, lorsque CNN et Time proposèrent aux Américains d’élire le chanteur de variété le plus important du XXe siècle, Aznavour se classe en tête devant Frank Sinatra et Elvis Presley ! Un succès qu’il devait autant à la diaspora arménienne qu’à la communauté francophone locale. Le chanteur français considérait les Etats-Unis comme sa troisième patrie : il vécut un temps en Californie et dans le Connecticut, entretint une relation secrète avec la chanteuse Liza Minnelli et c’est à Las Vegas qu’il épousa sa troisième femme.

« Charles m’appelait à chaque fois qu’il passait à New York », se souvient le photographe français Jean-Pierre Laffont, qui rencontra Aznavour à trois reprises entre mars 1965 et octobre 1966. « C’était avant que les vedettes n’engagent des publicistes : j’allais les chercher à l’aéroport, leur faisais découvrir la ville et les prenais en photo. Charles aimait se balader la nuit ; on mangeait un burger et on sortait prendre des photos sur Broadway. Il était célèbre en France – il venait d’écrire ‘La Bohème’ –, mais il m’a toujours laissé le photographier sur le vif. »

Séduit par les clichés de Jean-Pierre Laffont, le producteur d’Aznavour lui achètera deux images pour une pochette de disque. Sur la première, le chanteur se tient devant le terminal TWA à l’aéroport Kennedy. On est en mars 1965 : il est à New York pour la promotion de son nouveau film, Un taxi pour Tobrouk. La seconde photo est prise à la même période, devant le Rockefeller Center. Aznavour, droit comme un « i » dans son complet gris, apparaît comme écrasé par le gratte-ciel derrière lui. « Il était très agréable à photographier », témoigne Jean-Pierre Laffont. « Avec lui, New York était comme un studio ! »

Celui que le critique américain Stephen Holden décrivait comme une « divinité de la pop française » s’est éteint à 94 ans. Son cercueil drapé de l’étendard tricolore a été exposé dans la cour de l’hôtel des Invalides à Paris au cours d’un hommage national. Le cortège est entré dans l’édifice au son d’un duduk, une flûte arménienne. A la sortie, la Garde républicaine a entonné « Emmenez-moi », l’un des tubes d’Aznavour les plus connus aux Etats-Unis sous le titre « Take Me Along ».

En 72 ans de carrière, Charles Aznavour a enregistré 1 400 chansons et 390 albums. Il est aussi apparu dans plus de 80 films et téléfilms – il incarne notamment un bossu lubrique et voleur aux côtés de Marlon Brando, John Huston et James Coburn dans Candy, un OVNI de 1968 en partie filmé dans Central Park! Le chanteur français a été intronisé en 1996 au Songwriters Hall of Fame, le panthéon américain des paroliers, et s’est vu dédier une étoile sur Hollywood Boulevard en août 2017. Sa plaque, au numéro 6225, avoisine de celle de l’actrice Bette Davis. « Les Etats-Unis et moi, on s’est beaucoup aimé », confiait le « Sinatra français » à France-Amérique en 2009. « Je ne parle pas l’anglais aussi bien que j’aimerais, mais j’aime le chanter. »


Article publié dans le numéro de novembre 2018 de France-AmériqueS’abonner au magazine.