Semblable à un origami japonais, l’imposante silhouette du musée Albert-Kahn surgit dès la sortie de la station de métro Boulogne Pont de Saint-Cloud, à la lisière sud-ouest de la capitale. Cette structure célèbre le banquier et philanthrope alsacien (sans relation avec ses homonymes américains, un architecte de Détroit et un grand reporter) qui vécut dans ce quartier résidentiel et verdoyant de Boulogne-Billancourt au tournant du XXe siècle et y créa des jardins reflétant son idéal d’un monde harmonieux.
Homme d’affaires énigmatique, né en 1860 d’un père marchand de bestiaux et d’une mère au foyer, l’autodidacte Albert Kahn a acquis son immense fortune comme banquier au long cours. Il a été initié aux affaires minières, dont il place les titres en Europe, par ses voyages en Afrique du Sud, et à la finance par sa passion du Japon, qu’il visite pour la première fois en 1897. Il lancera par la suite un emprunt en France pour soutenir l’Empire du Soleil levant dans sa guerre contre la Russie.
Comme dans Le Tour du monde en quatre-vingts jours, le roman de Jules Verne relatant les pérégrinations du gentleman Phileas Fogg et de son fidèle domestique Jean Passepartout, Albert Kahn parcourt le monde avec Albert Dutertre, son chauffeur-mécanicien, formé à la photographie, et Maurice Lévy, son chargé d’affaires. C’est de ces mondes lointains et encore mal connus de l’Occident que le milliardaire tire sa passion pour les jardins. A Boulogne, où il a acheté un hôtel particulier en briques et en pierre à proximité du château de la famille Rothschild, il acquiert patiemment des parcelles de ses voisins.
Un sanctuaire végétal aux portes de Paris
Avec les meilleurs architectes de l’époque, il crée un jardin à scènes paysagères sur quatre hectares, offrant en quelque heures un véritable tour du monde. Un jardin de collection où l’on découvre successivement six écosystèmes, du verger-roseraie d’un jardin à la française aux sapins et blocs de granits d’une forêt vosgienne, en passant par la rivière artificielle et le cottage d’un jardin anglais et les cèdres de l’Atlas et épicéas du Colorado d’une forêt bleue. Merveille des merveilles : un jardin japonais planté d’érables et de hêtres pleureurs, avec son cours d’eau enjambé par un pont rouge, reproduction à échelle réduite du célèbre pont de Nikko.
Les barons américains du Gilded Age, contemporains d’Abert Kahn, étaient tournés vers l’Europe. Ils fantasment son architecture, son esthétique et le train de vie de ses têtes couronnées. Kahn, lui, est d’emblée global. A l’image de sa vision internationale, son « jardin monde », axé à la fois sur la botanique et l’esthétique, est un kaléidoscope d’ambiances, de couleurs et de senteurs où coule un « élixir de paix ». Cette passion du lointain s’accompagne d’une prodigieuse curiosité pour les populations qui l’habitent. Ainsi naît son grand projet documentaire : les Archives de la Planète. Entre 1909 et 1931, il équipe une douzaine d’opérateurs de caméras et d’appareils photos et les envoie de par le monde avec une consigne : « avoir les yeux grands ouverts ».
Cet inventaire visuel se veut à la fois géographique et ethnographique, sans négliger la dimension exotique du voyage ni l’actualité. Le résultat – 180 kilomètres de film muet, 4 000 plaques stéréoscopiques et 72 000 plaques autochromes, le premier procédé de photographie en couleur – est « un tableau réel de la vie de notre époque », dira le géographe Jean Brunhes, le directeur scientifique du projet. Cette incomparable collection d’images montre la vie quotidienne, les pratiques religieuses et culturelles et les évènements politiques d’une cinquantaine de pays: l’Espagne, l’Egypte, les Balkans, la Mongolie, le Japon, mais aussi Paris et la Bretagne ! Ami des politiciens, artistes et écrivains de son époque, Albert Kahn organise pour eux des projections dans son jardin. S’y croisent Rodin, Colette, Auguste Renoir, Henri Bergson et le prix Nobel indien Rabindranath Tagore.
Un musée flambant neuf
La crise de 1929 interrompt le rêve. Ruiné, Albert Kahn doit rappeler ses opérateurs et sa propriété de Boulogne-Billancourt est saisie. Néanmoins autorisé à y rester, le philanthrope passe ses dernières années tel « un fantôme dans ses murs », jusqu’à sa mort le 14 novembre 1940. Immatriculé comme juif par l’occupant allemand, il sera inhumé dans l’indifférence, dans une fosse commune. La reconnaissance viendra en 1986 : ses jardins et l’ensemble de ses collections reçoivent le statut de Musée de France et une première galerie d’exposition ouvre ses portes quatre ans plus tard.
En 2013, l’architecte japonais Kengo Kuma remporte le concours d’architecture pour un nouveau musée Albert-Kahn proposant un parcours permanent de visite : il s’attachera à réinventer, avec les yeux du XXIe siècle, la grande tradition japonaise. C’est cet ensemble qui vient d’ouvrir au public. Centré autour du concept japonais d’engawa – une véranda intérieure suspendue –, le bâtiment de 2 300 mètres carrés est organisé par paliers intermédiaires. Des cloisons légères en lames de chêne clair, les claustras, filtrent la lumière et la vue sur le jardin, tandis que le côté rue est protégé des bruits de la ville et de la civilisation par une palissade d’acier.
A partir du mois de septembre, les visiteurs pourront profiter, au dernier étage, d’un restaurant et d’une terrasse surplombant la luxuriance du jardin. Des kiosques sont également prévus dans les méandres du parc, paradis végétal situé au cœur de la « Vallée de la culture », projet du département des Hauts-de-Seine qui regroupe l’auditorium de la Seine musicale sur l’île Seguin, le Jardin des métiers d’art et du design de Sèvres et, à l’horizon 2025, le musée du Grand Siècle de Saint-Cloud. Autant de bonnes raisons pour sortir de Paris et découvrir les merveilles qui l’entourent !
Article publié dans le numéro de juillet 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.