De la Démocratie en France et en Amérique / Democracy in France and America

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EDITO. Le titre de notre chronique emprunte évidemment à Alexis de Tocqueville, mais elle étend son propos à la France. En fait, Tocqueville écrivit aussi sur la démocratie en France, dans ses Souvenirs avant tout, s’étonnant de son absence et essayant de la comprendre. Selon lui, le poids de l’Histoire, de la tradition monarchique, bureaucratique et catholique expliquait que la société civile en France restait écrasée et qu’elle ne pouvait donc s’exprimer que par des insurrections révolutionnaires. De cette analyse, il reste des traces dans la France contemporaine, de même que la Démocratie en Amérique reste, partiellement, une juste grille de lecture de la vie politique américaine : partielle, parce que la prophétie essentielle de Tocqueville, le despotisme inéluctable de la majorité en démocratie, ne s’est pas produite. Les États-Unis sont plutôt soumis à des dictatures des « minorités », avec l’appui de la Cour Suprême et des médias. En France, pareillement, ce que Tocqueville n’avait pu prévoir, la démocratie s’est imposée au sens… tocquevillien du terme : la démocratie, selon lui, n’était pas seulement une mécanique institutionnelle, mais avant tout « l’égalité des conditions ». Et les Français, dans leur condition matérielle, sont aujourd’hui, peut-être, plus égaux que ne le sont les Américains.

Nos deux pays ont convergé, outrepassant leur héritage historique, vers une « démocratie », commune, à la fois dans son exercice politique et dans ses mœurs. Bien entendu, les uns et les autres restent marqués par des nostalgies distinctes : aux États-Unis, les héritiers de Jefferson, partisans des libertés individuelles et locales, se querellent toujours avec ceux de Hamilton, réputé avoir inventé un État fédéral, plutôt centralisateur. En France, les Girondins de 1792, ancrés dans leurs libertés locales, se heurtent toujours aux Jacobins qui attendent tout d’un État puissant et garant de l’égalité, fut-ce au prix de la liberté. Reste à savoir combien de Français se savent Girondins ou Jacobins et combien d’Américains se réclament de Hamilton et Jefferson ? Très peu évidemment : notre analyse est celle de l’observateur olympien qui a trop lu, mais n’a pas tort pour autant.

On  esquissera une autre convergence entre la France et les États-Unis : la montée de ce que l’on appelle communément le « populisme ». Le populisme n’est pas un parti, mais une manière de concevoir la politique et d’en faire. Le populiste peut être à droite ou à gauche, mais toujours il parle aux tripes plus qu’il n’appelle à l’intelligence des faits. Il chatouille l’émotion, la passion, pas la réflexion. Le populiste s’exprime par des slogans, des mots qui font mouche, fait l’impasse sur les faits et les chiffres. Le populisme est-il nouveau ? On cite parmi ses ancêtres les Know-Nothing américains au XIXe siècle, et les Bonapartistes français. Mais le populisme contemporain est moderne en ce qu’il profite des nouveaux médias quand il faut faire court pour être entendu : le populisme est la Tweeterisation de la politique.

En période électorale – un état permanent en France comme aux États-Unis – les populistes sont à la fête. Ils perdent d’ordinaire les élections parce qu’au bout du compte, les électeurs s’en tiennent à des choix raisonnables, mais ils influencent les discours de tous les candidats. Les populistes donnent le ton : ce qui est regrettable, car le ressort ultime du populisme est la haine de l’Autre, le bouc émissaire, désigné comme la source de tous vos maux. Selon les modes et opportunismes, l’Autre varie : ce peut être le riche, le sans-papiers, le coloré, le juif, le musulman et toujours, l’immigré. La désignation de l’immigré comme Autre, laisse pensif dans nos deux pays, l’un et l’autre fondés sur l’immigration : les Français ne descendent pas plus des Gaulois que les Américains du Mayflower. Peut-être veulent-ils le croire, puisque les populistes le leur racontent.

Convient-il de s’inquiéter du populisme, du Front national et des Trotskystes en France, du Tea Party ou de Donald Trump aux États-Unis, mais aussi de l’empreinte de ce populisme sur des politiciens en apparence plus rationnels ? Oui, mais sans en perdre le Nord. Au bout du compte, nous l’avons dit, le jour des élections, le pendule revient au centre. Plus décisif encore, me semble-t-il : le tintamarre des politiciens s’amplifie à mesure que leur importance diminue. Aussi puissants en théorie soient les Présidents américains et français, l’emprise réelle des gouvernements sur notre vie quotidienne s’effiloche. L’économie, mondialisée, obéit aux marchés et plus guère à l’État : les politiques économiques sont devenues des discours sur l’économie, de peu d’influence concrète. Plus généralement, la société invente désormais ses modes de vie : le mariage homosexuel, dans nos deux pays, en est une preuve, les gouvernements ratifiant le fait accompli. L’ultime pouvoir des Présidents français et américains est la politique étrangère, mais cantonnée par l’intervention croissante de l’opinion publique, pacifiste quand sa sécurité directe n’est pas menacée.

Pour en conclure avec et comme Tocqueville, point de départ de ces propos, la démocratie l’emporte : chacun n’en fait qu’à sa tête et le fait savoir sur Tweeter, Facebook, etc. Une démocratie pas despotique comme le craignait Tocqueville, mais plutôt anarchique : pas désagréable et peu nocive. Non ?

 

English

EDITO. The title of this column is of course borrowed from Alexis de Tocqueville, but in this case also encompasses France. Tocqueville also wrote on the subject of democracy in France in his Souvenirs, astonished by its absence and attempting to understand it. He wrote that the weight of History, monarchical, bureaucratic and Catholic tradition explained why civil society in France was under the heel, and why the population could only express itself through revolutionary insurrections. There are traces of this analysis still present in today’s France, in the same way that Democracy in America remains a partially accurate perspective of American political life. I say partial because Tocqueville’s essential prediction that the despotism of the majority in democracy would inevitably win out has never come true. The United States are in fact controlled by “minority” dictatorships, backed up by the Supreme Court and the media. The state of modern France was also not predicted by Tocqueville, as democracy has imposed itself in the “Tocquevillian” sense of the term. He saw democracy as more than a simple matter of institutional mechanics, but above all an “equality of condition”. And in terms of their material condition, French people today may well be more equal than the Americans.

Our two countries have converged, overtaking their historical heritage and moving towards a form of “democracy”, shared both in its political operation and its values. Both countries are of course defined by their respective, distinct brands of nostalgia. In the U.S.A. the heirs of Jefferson, champions of individual and local freedoms, still lock horns with the descendants of Hamilton, the man seen as the leading figure behind the federal, centralized government. In France the Girondins of 1792 were staunch defenders of their local freedoms, and today still square off with the Jacobins, who expect everything from a powerful government which guarantees equality, even if this privilege comes at the price of freedom. It remains to be seen how many French people think of themselves as Girondins or Jacobins, and how many American claim to be on the side of Hamilton or Jefferson. Very few, of course. Our analysis is put forward by a removed observer, but whose extensive readings of both sides of the debate do not necessarily make his evaluation irrelevant.

Another convergence between France and the United States can be seen in what we generally refer to as “Populism”. This is not a political party, but a manner in which people see and work in politics. Populists can be right-wing or left-wing, but they will characteristically appeal to heart and soul more than to the intelligence of facts. They stir up emotion and passion, with less room for reason. Populists express themselves through slogans, words that hit home, skipping the facts and the figures. But Populism is not a fledgling phenomenon, its ancestors including the American Know-Nothings of the 19th century and the French Bonapartists. But contemporary Populism is modern in the sense that it uses new media, keeping things short in order to get its message across. Populism is the Tweeterization of politics.

During the electoral period – a constant in both France and the United States – the Populists always come out swinging. They usually lose the elections as voters are more swayed by reasonable choices, but they influence the speeches of other candidates. Populists set the tone, which is a shame as their ultimate motivation is hatred of the Other, the scapegoat depicted as the source of all your woes. According to trends and opportunism, the Other varies between the rich, the illegal workers, the colored people, the Jews, the Muslims, and as ever, the immigrants. Painting immigrants as the Other is a bewildering choice for our two countries, both built on foundations of immigration. The French cannot trace their heritage purely back to the Gauls, and the Americans are hardly direct descendants of the Mayflower. Perhaps they want to believe it because the Populists say so.

Should we worry about Populism, with the Front National and the Trotskyists in France, and the Tea Party and Donald Trump in the United States? And what about the mark left by Populism on seemingly more rational politicians? The answer is yes, but let’s keep our heads screwed on right. As we have noted, when it comes to casting the votes the pendulum swings back to the center. An even more decisive point is that the hullabaloo peddled by politicians becomes louder as their importance lessens. As theoretically powerful as the American and French presidents may be, government’s tangible hold on our daily lives is loosening. Now in full, globalized swing, the economy obeys the word of the markets, with little attention paid to the government. Economic policies have become speeches about the economy, with little solid influence. Society is now generally inventing its own lifestyles. Gay marriage in our two countries is ample proof. Our governments supported the decision but it had already been made for them. The last bastion of presidential power in France and the United States is foreign policy, but even this is restricted by public opinion, which tends towards the pacifistic when its safety is not directly endangered.

Concluding with and in the manner of Tocqueville, where this debate began, democracy prevails. Everyone has a mind of their own, and they make sure you know about it on Twitter, Facebook and others. This is not a despotic democracy feared by Tocqueville, but rather its anarchistic little brother. It is far from unpleasant and relatively harmless. What do you think?

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