Entretien

Denise Bombardier : « En Amérique, M. Matzneff serait déjà en prison »

En 1990, la journaliste québécoise était la seule à dénoncer les actes pédophiles de l'écrivain à succès Gabriel Matzneff, coqueluche de l’intelligentsia parisienne qui a fait de son attirance pour les jeunes filles et les jeunes garçons la matière première de ses écrits.
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© Serge Benhamou/Gamma

Raillée hier par ses confrères français, Denise Bombardier est aujourd’hui portée en héroïne de la parole libérée. L’auteure Vanessa Springora la remercie dans son livre Le Consentement, publié en France en janvier, dans lequel elle relate comment elle est tombée, à l’âge de 14 ans, sous l’emprise de l’écrivain de plus trente ans son aîné. « Elle était si flétrie », témoigne la journaliste québécoise dans un entretien à France-Amérique. « Je ne pouvais pas me taire. C’était trop grave. »

France-Amérique : Le 2 mars 1990, vous confrontiez Gabriel Matzneff sur le plateau de l’émission Apostrophes. Quelles ont été les réactions ?

Denise Bombardier : J’ai reçu un millier de lettres de Français me remerciant, mais plus jamais Le Monde n’a publié d’article sur mes livres. J’ai été boycottée. Mon livre était nominé pour le Prix Femina ; je n’ai plus jamais été en lice pour un prix littéraire. On m’a dit que j’étais mal baisée et que je ne savais pas écrire – l’insulte ultime pour défaire un écrivain en France. On m’a puni pour avoir dénoncé un pervers et le milieu incestueux qui le protégeait. « Ça va nuire à ton livre », m’avait prévenu mon éditeur au Seuil. « Tu vas te faire assassiner. Ton avenir comme écrivain en France sera compromis. »

Le président de la République lui-même, François Mitterrand, vous a convoqué à l’Elysée…

Oui, quelques jours après mon passage à l’antenne. Je lui ai dit que dans mon pays, M. Matzneff serait déjà en prison. « Vous les connaissez comme moi ces intellectuels parisiens », m’a-t-il répondu, balayant le sujet. « Ils sont si obsédés de paraître libéraux, surtout en ces matières si délicates, qu’ils errent. »

Cette immunité dont bénéficient les écrivains est-elle propre à la France ou un scandale comme celui-ci pourrait-il avoir lieu en Amérique du Nord ?

En France, la littérature est sacrée. Les écrivains sont reçus à l’Elysée, on les invite à déjeuner, on leur remet des médailles. Ils dominent la vie intellectuelle, culturelle et politique du pays. C’est l’autre monarchie, la monarchie des lettres. Un statut sans comparaison possible avec le statut des écrivains en Amérique du Nord. Aux Etats-Unis, c’est le monde du cinéma qui est mythique. Repensez à l’affaire Weinstein.

Le mouvement #MeToo a-t-il précipité l’affaire Matzneff ?

Non, #MeToo est un phénomène nord-américain. Les relations entre les hommes et les femmes ne sont pas de la même nature en France et certaines Françaises sont intervenues pour défendre le droit à la séduction. L’affaire Matzneff est née de la publication du témoignage de Vanessa Springora : plus personne ne peut croire qu’il a inventé ses relations avec des enfants. On n’est plus dans la littérature.

Quel avenir pour les écrivains en France ?

Comme on dit au Québec, ils sont en train de prendre une débarque ! Leur statut est en train de changer : les écrivains ne sont pas des personnages sacrés, ils ne peuvent pas commettre des crimes au nom de la littérature. C’est une révolution culturelle en France. La mentalité des jeunes générations est aussi différente. Les journalistes qui m’interviewent depuis trois semaines, des hommes et des femmes de 30 ou 40 ans, sont scandalisés par les actes de M. Matzneff et le silence des autorités. L’avenir est là.