Histoire

Gallipolis, une utopie française sur les rives de l’Ohio

Au lendemain de la Révolution, un millier de Français affolés par l’abolition des privilèges et la Terreur qui se profile embarquent pour les Etats-Unis. Epris de la philosophie des Lumières et de sa représentation idyllique du Nouveau Monde, ils imaginent la colonie de Gallipolis sur l’Ohio, un jardin d’Eden sur la Frontière. Pris du même virus, aristocrates, ecclésiastiques, bourgeois, artisans et laboureurs s’en vont « bâtir des châteaux au pays des sauvages ».
© D.J.Z.

L’indépendance américaine marque l’essor des grands espaces du Midwest. Le traité de Paris, signé le 3 septembre 1783, reconnaît la souveraineté des treize colonies et cède aux Etats-Unis l’ensemble des possessions britanniques à l’est du Mississippi, un territoire grand comme deux fois la France. La jeune nation, ruinée par dix années de guerre, cède ses terres au plus offrant. « L’Etat a un besoin impérieux de restaurer son crédit et d’éponger sa dette », écrit Jocelyne Moreau-Zanelli, auteur d’un ouvrage sur la colonie de Gallipolis. « Le domaine national est à l’encan. » Pour vendre des parcelles à coloniser, les spéculateurs américains se tournent vers les marchés européens où les capitaux ne manquent pas. Les « marchands d’illusions » fondent sur Paris.

Les plus influents de ces agents représentent la Compagnie de l’Ohio. Fondée par un groupe de vétérans de la guerre d’Indépendance et de citoyens aventureux, la compagnie avait obtenu du Congrès cinq millions d’acres [plus de 20 000 kilomètres carrés] compris entre la Pennsylvanie à l’est et la rivière Scioto à l’ouest, et entre le lac Erié au nord et la rivière Ohio au sud. Les actionnaires inaugurent la pratique du land-dodging. Ils vendent en Europe des terres qu’ils ne possèdent pas encore, misant sur le bénéfice des ventes pour payer le Congrès. Une société écran, la Compagnie du Scioto, est fondée dans le but d’écouler en France les titres de propriété.

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Les terres vendues en France par la Compagnie du Scioto apparaissent en vert sur cette carte publiée à Paris en 1789. L’indication « Première ville » sur la rivière Ohio marque l’emplacement de la future colonie de Gallipolis. © Library of Congress

La « Sciotomania » à Paris

Un bureau de vente est ouvert au 162 de la rue Neuve des Petits-Champs, à proximité du Palais Royal. Deux Prospectus publiés en français ventent la richesse des terres de l’Ohio, l’abondance du gibier et la douceur du climat. Les thèmes du bonheur, de la liberté, de l’espoir, de l’ordre et de la tranquillité jalonnent les brochures publicitaires. Aucune mention n’est faite de la rudesse de la vie sur la Frontière, ni des tribus miamis, shawnees et lenapes qui demeurent les propriétaires légaux des terres de l’Ohio. Les spéculateurs font miroiter la Terre Promise aux futurs colons et n’hésitent pas à citer les Lettres d’un cultivateur américain de Crèvecœur : « Vous n’aurez qu’à gratter le sol, y déposer votre blé, votre maïs, votre tabac, en laissant la nature faire le reste. Pendant ce temps-là, amusez-vous, allez à la pêche et à la chasse. »

En France, l’engouement pour l’Amérique est à son comble. Propagé par le retour des volontaires de la guerre d’Indépendance et les séjours à Paris de Benjamin Franklin et de Thomas Jefferson, « le mythe d’une Amérique où seraient matérialisés tous les rêves de la vieille Europe » donne lieu à une véritable « Sciotomania ». La prise de la Bastille achève de convaincre les candidats au départ. Les nobles et le clergé fuient les représailles, les bourgeois sont séduits par la promesse de nouveaux marchés. Artisans, ouvriers et paysans, mis au chômage par l’exil de leurs clients les plus aisés, suivent le mouvement. La fièvre de l’Amérique gagne rapidement la province. On émigre de Marseille, de Reims, de Bergerac, de Rodez, de Valenciennes, de Montpellier ou de Nancy. Entre novembre 1789 et février 1791, 350 Français investissent dans l’Ohio : trente-sept nobles, neuf hommes d’Eglise, onze médecins et scientifiques, quatorze juristes, quarante marchands, quinze joailliers, sept cordonniers, trois boulangers et un parfumeur. Tenté par l’aventure américaine, le jeune Napoléon Bonaparte aurait été dissuadé par sa mère…

Déception à l'arrivée

Près d’un millier de colons débarquent à Alexandria en Virginie, à Philadelphie et à New York. « D’emblée, l’aventure semble être placée sous une mauvaise étoile », écrit Jocelyne Moreau-Zanelli. « Aucun obstacle ne va lui être épargné. » Après trois mois de mer, les Français sont désemparés. Nombre d’entre eux ont investi leurs dernières économies dans la traversée et rien n’a été prévu pour les accueillir. Les officiers américains chargés d’escorter les colons restent introuvables. Les pires bruits courent au sujet du voyage de mille kilomètres à travers les monts Alleghany et des bandes indiennes qui sévissent dans la région. Les deux éclaireurs envoyés pour repérer le site de la future colonie sont attaqués. Le premier est fait prisonnier, le second est scalpé.

Le président George Washington offre son aide aux Français, mais sa promesse reste sans suite. Le délégué des colons rencontre le vice-président John Adams, le secrétaire du Trésor Alexander Hamilton et le secrétaire à la Guerre Henry Knox. La Compagnie de l’Ohio finit par se manifester et au début de l’été 1790, un premier convoi de chariots s’enfonce à l’intérieur des terres. Le comte de Lezay-Marnésia consigne le périple dans ses carnets : chemins rendus impraticables par les pluies, abris de fortune et repas sommaires. Les guides américains, grossiers et vêtus de peaux de bêtes, « semblaient représenter la transition entre l’homme civilisé et l’homme sauvage ».

Cabanes de rondins et chandeliers d'argent

Lorsque la caravane touche à son but en octobre 1790, la moitié des colons ont fait demi-tour. Certains sont rentrés en Europe, beaucoup se sont établis dans les villes de la côte est. Quatre cents Français s’installent à Gallipolis, « la ville des Gaulois ». Dans les cabanes de rondins et de torchis bâties par les agents de la Compagnie, les colons déballent leurs possessions : meubles marquetés, bibliothèques et volumes reliés, chandeliers d’argent et dominos en ivoire. « Pour ceux qui s’étaient forgés dans la lecture de Rousseau des images idylliques de la vie sauvage, le passage aux travaux pratiques se révélait pour le moins brutal. »

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La colonie de Gallipolis en 1790. Gravure publiée dans Historical Collections of Ohio, Henry Howe, 1847.

Malgré l’aide de chasseurs, bûcherons et arpenteurs américains, les Français s’adaptent mal à la vie sur la Frontière. L’hiver empêchant toute culture, la colonie survit en se nourrissant de haricots bouillis et de maïs sauvage. La société nouvelle peine à sortir de terre. Le projet de créer un hôpital, deux écoles, une université et des usines est abandonné. La société de philosophie et le journal francophone ne verront jamais le jour. Une centaine de colons profite du dégel pour descendre la rivière et s’installer à Saint-Louis et à La Nouvelle-Orléans. Les autres persistent et cultivent leur jardin. La colonie enregistre son premier mariage, puis sa première naissance. Une gazette du Massachusetts rapporte qu’avec le raisin sauvage de Gallipolis, les Français seraient en train de produire un vin qui surpasse le madère !

La fin de l'utopie

La reprise de la guerre avec les Indiens, puis la faillite de la Compagnie de l’Ohio, précipita le déclin de la colonie. L’arrestation du responsable de la compagnie, au printemps 1792, « consacrait la mort des derniers espoirs de voir jamais consolidés les titres sur les terrains achetés à Paris ». Les Français devront attendre 1795 et une décision du Congrès pour jouir pleinement de leurs terres sur l’Ohio. Il reste alors moins de deux cents colons à Gallipolis. Le 14 avril 1802, un acte du Congrès naturalise les derniers Français et met fin à la présence française dans la région. « Les grands rêves d’exportation vers l’Amérique » et « les utopistes déçus » ont disparu, conclut l’historienne. « Mais il semble que nombre de colons ont trouvé là un havre de paix bucolique assez digne des promesses de Crèvecœur. »

Par leur culture, leur raffinement et leur savoir-faire, les Français ont eu une influence durable dans le Midwest. Devenus magistrats, politiciens ou officiers dans l’armée, certains tiennent encore une place importante dans l’histoire locale. Jean-Pierre Bureau, originaire de Beton-Bazoches en région parisienne, a été élu député puis sénateur de l’Ohio. Antoine Saugrain, né à Versailles, a longtemps été le seul médecin de la vallée du Mississippi et a contribué au développement du vaccin contre la variole.

Gallipolis, la ville de 3 600 habitants que l’on surnomme « the Old French City », continue de rendre hommage à ses premiers résidents. Un circuit touristique créé par l’office du tourisme passe par le cœur historique de Gallipolis et City Park, emplacement des premières cabanes de rondins, les maisons coloniales de 1st Avenue et le cimetière de Pine Street où reposent de nombreux Français et leurs descendants. Une clinique et une brocante ont été baptisées en l’honneur des colons et sur l’épaule des officiers de la police municipale, un écusson brodé rappelle la cité disparue : « Gallipolis – City of the Gauls ».


Article publié dans le numéro de janvier 2018 de France-AmériqueS’abonner au magazine.