Vin

Il arrive, le beaujolais !

Des vignobles de l’est de la France, il arrive en camion, en train ou en bateau, en hélicoptère, en moto, en pousse-pousse, à dos d’éléphant ou en montgolfière. Chaque troisième jeudi de novembre, les bars et restaurants du monde entier célèbrent la mise sur le marché de ce vin fruité, récolté quelques semaines auparavant dans la vallée de la Saône. La consommation du vin primeur ralentit en France, mais va bon train aux Etats-Unis !
© Euronews

Le 16 novembre sera mise en vente la cuvée 2017 du vin nouveau. Associé à Thanksgiving, inscrit dans l’esprit des fêtes de fin d’année, le beaujolais s’exporte bien aux Etats-Unis. Les Américains absorbent chaque année près de 10 % de la production de vin nouveau, estimée à 25 millions de bouteilles en 2016. « Les Etats-Unis sont l’un de nos marchés prioritaires », confirme Dominique Piron, qui dirige l’Inter Beaujolais, l’association des producteurs de la région. « La consommation moyenne augmente de 8 % chaque année alors qu’elle diminue en France. »

Malgré une « petite récolte » imputée aux gelées tardives, plus d’un million et demi de bouteilles seront exportées aux Etats-Unis cette année. Le transport par conteneurs nécessite une logistique que seule une poignée de producteurs maîtrisent. Georges Dubœuf est le plus illustre. Surnommé le « roi du beaujolais », le négociant de 84 ans assemble la récolte de trois cents vignerons et exporte son vin de Paris à Tokyo en passant par Londres, Pékin, Sydney et New York. Neuf bouteilles sur dix aux Etats-Unis portent son étiquette.

Vendangée à la fin du mois d’août, la récolte de Georges Dubœuf est mise en bouteilles à partir du 10 octobre. L’association des producteurs fixe la date de sortie des chais et celle d’expédition en dehors de l’Union européenne (le 25 octobre cette année). Acheminées par camion puis par train jusqu’au Havre, les 107 000 caisses traverseront l’Atlantique à bord d’un cargo battant pavillon libérien, le MSC Savannah. Attendu le 6 novembre au port de Newark dans le New Jersey, la cargaison est prise en charge par Quintessential Wines, le distributeur des vins Dubœuf aux Etats-Unis.

La distribution du beaujolais nouveau représente « un faible pourcentage » de l’activité du distributeur californien mais « un important défi en termes de logistique et de promotion », assure Dennis Kreps, son président. Plus de 15 000 cavistes, répartis dans les cinquante Etats, doivent être approvisionnés avant le 16 novembre. Les bouteilles à destination d’Hawaï et de l’Alaska partent par avion-cargo, les autres par camion. Jusqu’à trois chauffeurs se relayent pour approvisionner les villes les plus éloignées.

La ruée vers le rouge

Le beaujolais nouveau a toujours été marqué par la compétition. Dans les années 1950, les vignerons se hâtaient d’expédier leur vin à Paris où les bistros annonçaient en fanfare la mise en vente de la première cuvée de l’année, le 15 novembre – puis le troisième jeudi de novembre à partir de 1985. « Le beaujolais nouveau est arrivé », lisait-on dans les devantures. De Lyon à Mâcon, tous les producteurs participaient à l’évènement. « Le soir du déblocage, une centaine de semi-remorques attendaient devant chaque exploitation », se souvient Dominique Piron, dont la famille exploite un vignoble à Villié-Morgon depuis le XVIe siècle. « A minuit, les cloches du village sonnaient, on donnait les papiers aux chauffeurs et le convoi partait pour Paris. Les chaînes de télé étaient présentes, c’était impressionnant ! »

La réduction des délais de livraison a mis fin à cette course contre la montre, mais l’arrivée des premières caisses reste une fête. En 1971, un importateur américain contourna la grève des dockers qui paralysait les ports et fit venir vingt-cinq caisses de beaujolais en Boeing 747. Les bouteilles furent servies le soir-même dans un restaurant français de Manhattan. L’évènement fit sensation, les consommateurs américains se ruèrent sur ce vin nouveau.

L’année suivante, le New York Times consacra un article à l’arrivée du vin et l’importateur Shenley Industries fit à nouveau parler de lui. Deux mille caisses de beaujolais nouveau arrivèrent à New York sur un vol de la Pan Am. Miss France accompagnait la cargaison ! La démesure ne s’arrête pas là. Au début des années 1980, le négociant Georges Dubœuf s’installa sur le marché américain et livra lui-même les premières caisses… en Concorde ! Le « roi du beaujolais » se fit connaître aux Etats-Unis par ses initiatives publicitaires : soirée de lancement à l’hôtel Waldorf Astoria, réception au sommet du World Trade Center, parade de chefs français à moto dans les rues de Manhattan, fontaines de vin rouge et playmates de Playboy à Las Vegas

Eduquer les consommateurs

Cette année, les premières caisses de nouveau arriveront en toute discrétion. Le déblocage reste un évènement que célèbrent les ambassades françaises – au même titre que le 14 Juillet – mais la mode du beaujolais nouveau s’estompe, reconnaît Dominique Piron. « Le phénomène a dépassé les producteurs qui n’ont pas su conserver l’esprit du vin et du terroir », affirme le directeur de l’association des producteurs. « Après avoir consacré un important budget aux Etats-Unis pendant plusieurs années, nous avons décidé de modifier notre stratégie de communication. »

Une grande part du budget de l’Inter Beaujolais (un million d’euros pour 2017) est désormais consacrée au Japon et à la Chine, les marchés émergents. Aux Etats-Unis, l’effort a été reporté sur l’information aux consommateurs. « Nous axons notre communication sur le vin lui-même et notre savoir-faire », confirme Romain Teyteau, responsable de l’export des vins Dubœuf en Amérique du Nord. « Nous renseignons nos clients sur la région Beaujolais, son terroir et ses différents crus, nos méthodes de vinification, les arômes de l’année et les accompagnements. »

Le 16 novembre, Georges Dubœuf sera à Tokyo et son fils Frank, l’héritier de la maison familiale, à Manhattan. Leur beaujolais sera servi lors d’une centaine de dégustations, réceptions et dîners à New York et en Floride – les deux Etats représentent 20 % de leur marché aux Etats-Unis –, mais aussi en Californie, en Géorgie, dans le Tennessee, le Mississippi, le Montana, l’Utah ou l’Idaho. Les Alliances françaises, les Chambres de commerce franco-américaines et les consulats sont des clients réguliers.

En France, le beaujolais nouveau a l’image d’un vin bas de gamme, mais les taxes et frais de transport en font un produit cher aux Etats-Unis : comptez entre onze et quinze dollars par bouteille en magasin et jusqu’à cinquante dollars dans un bar ou un restaurant. La qualité des millésimes s’améliore et participe du renouveau du beaujolais. Signe de cette évolution, une communauté de sommeliers, chefs cuisiniers et jeunes connaisseurs « curieux des vins du Vieux Monde » s’est constituée autour du vin, observe Romain Teyteau. « Passé l’effet de mode des trente dernières années, les consommateurs s’aperçoivent que les vins du Beaujolais peuvent être sérieux et agréables. »


Article publié dans le numéro de novembre 2017 de
France-AmériqueS’abonner au magazine.