Tradition

Honneur, patrie et quête de médailles

Qu’ont en commun la Parisienne Aurélie Dupont et le soldat Alek Skarlatos, originaire de Roseburg dans l’Oregon ? Réponse : Dupont, danseuse étoile de l’Opéra de Paris fraîchement retraitée, et Skarlatos, qui a aidé à maîtriser un terroriste dans un train Amsterdam-Paris, se sont tous deux vus remettre la Légion d’honneur en 2015.
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© Olivier Tallec

Aurélie Dupont figurait parmi les 544 citoyens qui ont reçu cette décoration française emblématique lors de la fournée annuelle du 14 juillet ; Alek Skarlatos lors d’une cérémonie spéciale au Palais de l’Elysée, en compagnie de deux autres jeunes Américains et d’un Anglais, en reconnaissance de ce que le président François Hollande a qualifié de « leçon de courage, de détermination et donc d’espoir ».

La danseuse et le militaire américain ont tous deux été nommés chevalier, premier des trois grades (chevalier, officier, commandeur) et des deux dignités (grand officier, grand-croix) de l’ordre, sans toutefois devenir membre de la structure institutionnelle de la Légion d’honneur. Les étrangers méritant (aux yeux de la France) peuvent recevoir la médaille au ruban rouge – variation de la croix de Malte à huit pointes –, mais ils ne sont pas reçus dans l’ordre de la Légion – qui compte une école pour les filles de ses membres – dont le siège historique, l’hôtel de Salm, se trouve sur la rive gauche de la Seine et abrite également le musée national de la Légion d’honneur et des ordres de chevalerie. Construit en 1782 par l’architecte Pierre Rousseau, il fit l’admiration de Thomas Jefferson qui s’en inspira pour sa demeure de Monticello. Au début des années 1920, une version réduite de l’hôtel de Salm fut édifiée à San Francisco pour devenir l’un des principaux musées de la ville.

Chaque année, la France décerne la Légion d’honneur à environ 1 500 citoyens venus de tous les horizons – soldats, anciens combattants, hommes politiques, fonctionnaires, scientifiques, enseignants, industriels, poètes ou religieux. Les règles de la Légion stipulent que tous les décorés doivent justifier d’au moins vingt années de service public ou d’exercice professionnel, assortis dans les deux cas de mérites éminents. C’est ainsi que la Légion d’honneur se veut le socle de cette méritocratie dont se réclame la France. Au mieux, l’ordre décore des Françaises et des Français qui se sont illustrés au service de leur pays. Ses détracteurs affirment qu’on en abuse et que c’est un outil bien pratique en matière de clientélisme politique – une affirmation enracinée dans le fait que la Légion d’honneur est décernée par le président de la République en tant que membre de droit et grand-maître de l’ordre, agissant généralement sur nominations de son gouvernement. En juillet, le magazine Le Point citait un observateur anonyme : « De Gaulle ne distribuait pas les Légions d’honneur comme des médailles en chocolat. Hollande, comme son prédécesseur Nicolas Sarkozy, dispense les rosettes à des gens qui pourraient rendre service. » Le magazine poursuivait en observant qu’il était « difficile d’établir la liste de tous les ‘amis’ ayant été décorés par Sarkozy », avant de s’y essayer : Isabelle Balkany, Frédéric Péchenard, Jacques Servier, Mireille Mathieu…

En 2014, Hollande a semblé lutter contre de telles allégations en promouvant Jean d’Ormesson, romancier et ancien directeur général du Figaro, qui a un jour dit du président socialiste qu’il n’était pas un « homme d’Etat ». Lorsque Hollande a décoré l’écrivain nonagénaire (grand-croix), il a précisé : « Le président pour lequel vous n’avez pas voté a un plaisir gourmand et une fierté jubilatoire à vous remettre les insignes. »

De fait, la Légion d’honneur est un ordre de chevalerie créé par Napoléon Ier en 1802 afin de remplacer l’aristocratie héréditaire – balayée par la Révolution – par une distinction fondée sur le mérite personnel, initialement dans l’armée. A ceux qui objectaient que le nouvel ordre était élitiste et contraire à l’une des valeurs fondamentales de la Révolution française, l’égalité, il a avait répondu : « Vous les appelez les hochets, eh bien c’est avec des hochets que l’on mène les hommes. Vous pensez pouvoir envoyer des hommes sur un champ de bataille en les raisonnant ? Jamais ! Un soldat a besoin de gloire, de décorations, de récompenses. »

Débarrassé de cette égalité, Napoléon continua de créer sa propre noblesse impériale, dont la Légion d’honneur constituait l’échelon le plus bas de l’échelle. Elle survécut à la Restauration, au Second Empire et aux Républiques successives, récompensant les individus ayant œuvré pour le bien commun. Avec la Légion d’honneur, on peut dire de Napoléon qu’il a ouvert les vannes de la distribution de médailles en France, qui compte actuellement 37 ordres principaux, médailles et décorations en plus d’une pelletée de variations ministérielles. En haut de la liste, les sept ordres nationaux : la Légion d’honneur, l’Ordre de la Libération, l’Ordre national du Mérite, l’Ordre des Arts et des Lettres, l’Ordre des Palmes académiques, l’Ordre du Mérite agricole et enfin l’Ordre du Mérite maritime. Au sommet de la pyramide des honneurs militaires on trouve la Médaille militaire et la Croix de Guerre. L’éventail des décorations remonte à 1883 et va de la Médaille d’honneur des Eaux et Forêts, créée à cette date, à la Médaille de la Sécurité intérieure imaginée en 2012 – une récompense qui a gagné en pertinence après les attaques terroristes de Novembre 2015.

Les Français, égaux à eux-mêmes, se plaignent et semblent lassés de ces médailles, tout en convoitant les récompenses. A titre d’exemple, les refus de Légion d’honneur sont rares, mais remarquables : on peut citer ceux de Pierre et Marie Curie, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir et, plus récemment, celui de l’économiste star Thomas Piketty, qui a motivé sa décision en affirmant : « Je refuse cette nomination, car je ne pense pas que ce soit le rôle d’un gouvernement de décider qui est honorable. » Un point de vue sans doute hors sujet. D’autre part, on assiste à une augmentation significative du nombre de femmes décorées de la Légion d’honneur, en partie due à l’insistance exprimée par Sarkozy lorsqu’il était en fonction, mais qui reflète aussi l’ascension des femmes dans la vie publique. En 2008, par exemple, après ce souhait émis par Sarkozy, il y a eu plus de femmes décorées que d’hommes (332 contre 330).

Précisons que d’autres pays ne sont pas à la traîne en matière de rituels consistant à épingler des bouts de métaux précieux aux poitrines des citoyens méritants. Au Royaume-Uni, la reine a créé une noblesse du mérite invitée à siéger aux côtés de l’aristocratie terrienne du pays (mais cela se fait sur recommandations du gouvernement). Les Etats-Unis peuvent se targuer d’une impressionnante et toujours croissante liste de médailles et décorations pour états de services méritoires : à elle seule la CIA compte 15 différentes catégories de médailles.

Dans ces pays, cependant, il semble que le système de distribution de décorations et médailles est plus communautaire et replié sur soi. La Medal of Honor américaine n’a jamais été décernée à un citoyen français, mais les Français ont été généreux en remettant la Légion d’honneur à une grande diversité d’Américains, aux liens parfois ténus avec la France. Parmi les premiers à avoir été décorés figure Alexander Graham Bell, l’inventeur du téléphone. Chez les stars de cinéma, on trouve Clint Eastwood, Robert Redford et l’inévitable Jerry Lewis. Les récipiendaires récents comprennent l’éminent journaliste Arnaud de Borchgrave, en poste à Washington, et, bien sûr, Alek Skarlatos. En Amérique, la reconnaissance de l’acte héroïque de Skarlatos a pris une toute autre forme : instantanément célèbre, il a participé à l’émission de télévision Dance With the Stars, qu’il a presque gagnée.


Article publié dans le numéro de janvier 2016 de France-Amérique. S’abonner au magazine.