Le chocolat show de Jacques Torres

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Un accent qui chante, quelques plaisanteries bien senties, et une liste sans fin de recettes faciles à faire chez soi. Depuis seize ans, Jacques Torres initie les Américains au chocolat de qualité et défend, au pays du Big Mac, un savoir-faire d’excellence : produits naturels, sans additifs ni conservateurs, et teneur en cacao de 60% minimum.

Lorsque Jacques Torres a ouvert les portes de sa première boutique new-yorkaise, un samedi de décembre 2000, il a été agréablement surpris. A neuf heures du matin, quinze personnes font déjà la queue le long de Water Street, devant la chocolaterie inaugurée une semaine auparavant, dans un ancien entrepôt de Brooklyn. « Bon sang ! Qu’est-ce qu’ils font là ? » Le Français se précipite en cuisine préparer du chocolat chaud. Dans la rue pavée, il raconte des blagues et distribue des tasses fumantes à ses premiers clients.

Aux Etats-Unis, les émissions de télé-réalité culinaires sont à la mode. De Julia Child à Anthony Bourdain en passant par Jacques Pépin, les cuisiniers de plateau sont populaires. Chaleureux et accessible, Jacques Torres incarne le gourmet franchouillard exilé aux Etats-Unis. Willy Wonka avec un accent du sud. Pour la télévision américaine, le chocolatier devient Mr. Chocolate et multiplie les apparitions médiatiques : juge pour le programme de télé réalité Top Chef en 2010, puis pour Cake Boss (Le pâtissier de l’impossible) en 2014. Pendant deux saisons, il anime son propre show, Chocolate with Jacques Torres, sur la chaîne Food Network. Le public adore le personnage, les médias répondent favorablement. Le chocolatier part pêcher — sa deuxième passion — avec un journaliste du Wall Street Journal et passe un dimanche avec un reporter du New York Times pour les besoins de la rubrique dominicale « Sunday Routine ». « Comment faire des sucettes au chocolat », son tutoriel de 4 minutes et 24 secondes posté sur YouTube, a été consulté par 1,6 million d’internautes.


Jacques Torres possède aujourd’hui neuf boutiques à New York, une usine de confection à Brooklyn, un bateau de pêche à Jersey City, un duplex à East Harlem, et une Rolex Submariner au poignet gauche. Le chocolatier, toutefois, a conservé sa bonhommie et sa simplicité. Régulièrement, il fait à vélo une tournée d’inspection de ses boutiques et distribue volontiers chocolats, glaces et crêpes dans la rue. Les passants sourient, reconnaissent le chef et s’arrêtent pour une photo ou un fistbump. « Je vis à New York comme je vivais à Bandol », lance le chocolatier préféré des Américains, originaire du Var.

Un bateau à Jersey City

Né en Algérie, Jacques Torres a grandi dans le sud de la France. Fasciné par le chocolat, il entre en apprentissage dans une petite pâtisserie à l’âge de 15 ans. Premier de sa classe, il intègre le laboratoire du Negresco, le palace 5 étoiles situé sur la Promenade des Anglais, à Nice. A vingt-six ans, il est le plus jeune pâtissier à recevoir le titre de Meilleur Ouvrier de France. En quête d’un nouveau défi, il part « à l’aventure aux États-Unis » et arrive à Palm Springs en 1988. En Californie, puis à Atlanta, le pâtissier travaille pour les hôtels du groupe Ritz-Carlton, avant de rejoindre l’équipe du Cirque à New York, alors pilotée par Daniel Boulud. Effrayé par la grande ville, le Français refuse de prendre le métro et se rend au travail en courant. Pendant six ans, il vit sur son bateau, un Bayliner de douze mètres « avec barbecue sur le pont arrière », amarré à Jersey City.

En 2000, lassés du travail en cuisine, Jacques Torres et son collègue Ken Goto quittent Le Cirque et investissent leur « argent de retraite » dans une chocolaterie à Brooklyn. Dans l’ancien quartier industriel de DUMBO, la boutique est alors « le premier magasin de la rue avec une vitrine ». « Les autres chefs pensaient que nous étions fous de partir à Brooklyn », annonce le chocolatier, un sourire aux lèvres. Aujourd’hui, le quartier est branché et huppé ; les entrepôts rénovés sont devenus lofts et galeries d’art. Les artisans y affluent pour ouvrir leur commerce. Jacques Torres, lui, compte étendre ses boutiques, à Boston d’abord, puis à Philadelphie, à Washington et à Chicago.

250 tonnes de chocolat par an

Au sixième étage d’un vaste entrepôt, Mr. Chocolate arpente d’un pas pressé son usine, inaugurée deux ans auparavant à Sunset Park, au sud de Brooklyn. Les 30 employés sont new-yorkais et les machines, entièrement automatiques, importées de Suisse et de Belgique. Acheté en Belgique — dans 90 % des cas — ou produit sur place à partir de fèves de cacao achetées en République Dominicaine, au Venezuela ou à Madagascar, le chocolat est d’abord fondu puis acheminé, via des tuyaux qui courent au plafond, jusqu’aux différents ateliers de confection.

Dans une salle aux murs nus, deux employés en blouse blanche et charlotte découpent à l’emporte-pièce des disques de beurre de cacahuète qui seront ensuite apposés sur des carrés de pain azyme, puis enrobés de chocolat noir. La Saint-Valentin et Pâques sont passés, les moules Cœur, Lapin et Poule ont été remisés. La chocolaterie se prépare maintenant pour Passover, la Pâque juive. « Notre savoir-faire est français, mais nos recettes sont hybrides », explique le chef naturalisé américain. Sur un tapis roulant, des bretzels défilent les uns après les autres sous un rideau de chocolat noir. Jacques Torres mêle les influences et dans ses magasins, bretzels au chocolat, popcorn nappé de caramel et cookies jouxtent ganaches au citron vert, chocolat noir au Porto et truffes au champagne.

Les goûts du public américain évoluent et se raffinent. Ils sont de plus en plus friands de chocolats fins, aux saveurs plus complexes. Les confiseries Jacques Torres contiennent au moins 60 % de cacao — contre seulement 11% dans une tablette Hershey ! — et sont garanties sans additifs ni conservateurs. Lait, beurre et œufs proviennent des fermes de l’Etat de New York. Les amandes sont importées de Californie, les pistaches d’Italie et les oranges de France. Dans ses recettes comme dans ses boutiques, où le bois et le verre l’emportent sur le plastique, le chocolatier aime l’authenticité.

Gratte-ciels en chocolat

Artisan scrupuleux, Jacques Torres est aussi un businessman audacieux. « Si les Américains n’aiment pas ce que vous faites, être Français ou Meilleur Ouvrier de France n’y fera rien », souligne-t-il. Règle numéro un : soigner le service après-vente. Dans l’usine de confection de Brooklyn, deux employés debout en fin de ligne sont affectés à plein temps aux livraisons. « New York est une belle vitrine, mais Internet vous permet d’être international sans avoir à payer les charges d’une boutique », explique Jacques Torres, qui souhaite faire de son site web l’Amazon du chocolat. Douze pour cent des 250 tonnes de confiseries produites chaque année sont vendues en ligne. Le chef souhaite atteindre trente pour cent. Les commandes d’entreprise représentent aussi un volume important : gratte-ciels en chocolat pour l’inauguration de la tour One World Trade Center à New York, Bouddhas miniatures pour une chaîne de restaurants asiatiques, bouchons de champagne en chocolat pour une célèbre marque d’alcool française.

Règle numéro deux : « pratiquer des prix abordables ». Pas question d’être snob pour initier le public américain au chocolat fin, met en garde Jacques Torres. Par ses prix raisonnables, le chocolatier se démarque des autres maisons européennes installées aux Etats-Unis. « J’essaye d’être le meilleur chocolatier bon marché », lance-t-il en inspectant les cartons, étiquetés pour New York, le Connecticut ou la Californie, qui s’empilent sur une palette. « Je veux vendre moins cher et en grande quantité, c’est notre stratégie. »

Règle numéro trois, enfin : « être sympa et médiatique ». Sur les plateaux de télévision, sur YouTube, dans ses magasins ou dans ses séminaires à l’International Culinary Center de New York — il est doyen de l’école de pâtisserie depuis 1996 —, Jacques Torres a érigé sa bonne humeur en marque de fabrique. « Dans le milieu très fermé de la cuisine, il faut savoir se détendre », lance Mr. Chocolate dans un éclat de rire. « Je fais rire les gens, mais je reste professionnel. »


Article publié dans le numéro de mai 2016 de France-Amérique

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