Johnny, héros de deux mondes

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Le plus populaire des Français, disparu le 6 décembre dernier, était conspué par les élites et adulé par les ouvriers. Johnny était l’Américain de chez nous.

Qu’en pensent les ultimes intellectuels parisiens qui conspuent les Etats-Unis, alors même que Johnny Hallyday a fait l’unanimité au fil de trois générations. Emmanuel Macron s’est rendu à cette évidence en déclarant qu’avec Johnny, « c’était un peu de l’Amérique qui entrait au Panthéon national ». A se demander si le plus américain des chanteurs français ne finira pas vraiment au Panthéon, entre André Malraux et Simone Veil.

Le New York Times, commentant la mort de Johnny, l’a surnommé « l’Elvis Presley français« . A bon droit. La découverte d’Elvis par le jeune Johnny, à l’âge de quatorze ans, a fixé le destin de notre héros. Dans un entretien à France-Amérique, publié en 2014, il avait expliqué comment Elvis, et plus tard, Chuck Berry l’avaient déterminé à introduire le rock and roll en France. La plupart des chansons de Johnny furent des traductions vocales et mises en scène de rockers américains, et ses textes — en français, écrits par d’autres — sont du rock français.

A la différence d’Elvis, Johnny a vécu fort longtemps, cinquante ans de carrière, cent dix millions de disques vendus, dit-on. Cette longévité, en dépit de l’abus de drogues, d’alcool et de bagarres, aura été favorisée par son extraordinaire capacité d’adaptation aux goûts du temps : sans cesse, il s’est trouvé en harmonie avec l’esprit français, révolté dans les années 1960, fleur bleue dans les années 1980, conservateur dans les années 2000, comme tout le monde. Chaque génération montante s’est ainsi reconnue en Johnny, l’Américain de chez nous.

Ce que Johnny n’a pas réussi, malgré son vif désir et ses tentatives multiples, c’est devenir plus américain encore, en conquérant le public aux Etats-Unis : bien qu’habitant à Los Angeles autant qu’à Paris, et enregistrant à Nashville, il était en France un Américain de substitution, mais en Amérique, il ne devint jamais un chanteur français de référence comme Maurice Chevalier en son temps. En dehors du monde francophone — où sa popularité en France était comparable à celle d’Edith Piaf, Charles Aznavour ou Brigitte Bardot — Johnny n’a pas conquis le public : comment aurait-il vendu du rock aux Américains ?

Je me souviens que la dernière fois où j’ai entendu Johnny, c’était au Beacon Theater de New York, en 2014. La salle mythique, à l’heure de commencer le spectacle, était à moitié vide ; l’autre moitié était occupée par des Français nostalgiques de ma trempe. Impensable pour les organisateurs que Johnny se produise devant une audience aussi dispersée : cela ne lui était jamais arrivé. On envoya alors des rabatteurs à l’extérieur, qui persuadèrent les passants d’assister gratuitement au concert d’une « French star ». Une heure plus tard, la salle était comble et Johnny a chanté devant ce public aléatoire ; ce fut finalement un succès, non pas de Johnny, l’inconnu, mais d’un extraordinaire joueur d’harmonica, un genre bien américain ; intuitivement, Johnny avait compris qu’il fallait pousser l’harmonica sur le devant de la scène.

Revenons en France où Johnny était un chanteur « populaire ». Ce que l’on entend par là est que l’adulation venait d’en bas, pas des critiques ni des élites qui l’ont souvent traité avec dérision. Celles-ci se moquaient de son vocabulaire limité, de son incapacité à répondre à des questions compliquées. Précisément, ce manque d’aisance contribua à ce que le peuple de France, toujours hostile aux aristocrates, s’identifie à Johnny. Sa popularité témoigne aussi de ce que l’antiaméricanisme français a toujours été une posture des élites : l’aristocratie française n’aime pas trop la civilisation américaine, trop démocratique sans doute. Mais les Français « de base » l’adorent : ils aiment McDo, le Coca, Hollywood. Johnny, c’était un peu tout cela à la fois. Macron a raison : Johnny Hallyday était notre bon Américain.

Editorial publié dans le numéro de janvier 2018 de France-Amérique

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