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Joseph Kessel en Amérique : d’un abîme à un autre

Entre 1933 et 1960, le romancier et journaliste français (1898-1979), auteur de L’Armée des ombres, du Lion et des Cavaliers, a effectué cinq reportages aux Etats-Unis, récemment réédités en France. Des conséquences de la Grande Dépression à l’exploration des ravages de l’alcoolisme, il s’intéresse à toutes les couches de la population, sans oublier Hollywood et New York à l’heure de l’élection du président Truman.
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Joseph Kessel, en 1968. © Keystone-France/Gamma-Keystone/Getty Images

Pour les écrivains français, le voyage aux Etats-Unis est presque un passage obligé, un genre littéraire à part entière. Romancier et journaliste, aviateur pendant les deux guerres mondiales et engagé dans la Résistance (refugié à Londres au printemps 1943, il écrira avec son neveu Maurice Druon les paroles du « Chant des partisans »), Joseph Kessel n’échappe pas à la règle. En 1933, le quotidien conservateur Le Matin l’envoie couvrir la crise américaine. Il retrouve un pays bien différent de celui, en liesse, qu’il a découvert à 20 ans, en novembre 1918, et traversé en train.

Arrivé en paquebot à New York, « Jef » Kessel décrit le choc provoqué par les avenues tracées au couteau, la fourmilière humaine et le « trafic fiévreux ». Le soir venu, les lumières de Broadway surpassent celles de tous les quartiers parisiens réunis. Mais derrière le « masque » qui ne manque pas de tomber se cachent « la souffrance et la faim ». Comparant pour ses lecteurs français Manhattan à Paris, Kessel, qui loge près de Central Park, a l’impression de déambuler dans une « ville morte » où se lèvent les mains des miséreux. « Pour bien saisir le pathétique de cette théorie d’affamés, je la transposai mentalement à Paris », écrit-il dans l’article intitulé « Les lignes de pain ». « Je me trouvais au rond-point des Champs-Elysées, ou place de l’Opéra, et l’on y faisait la queue pour avoir du pain. »

Alliant style, sens des descriptions et des dialogues, il pénètre toutes les strates de la société, des bars clandestins qui fleurissent pendant la prohibition à un incroyable asile pour indigents âgés, dans le Bronx, qui n’accueille que d’anciens millionnaires. Son obstination lui fera même décrocher une brève entrevue à la Maison-Blanche avec le président Franklin D. Roosevelt, qui vient alors de prendre ses fonctions. Une discussion informelle qu’il racontera en talentueux portraitiste : « Ce charme était vraiment exceptionnel, absolu », résume-t-il à propos de celui qu’il surnommera « le maître des cœurs ».

Le voyage suivant, en 1936, le conduit à Hollywood, où il est introduit par son ami Anatole Litvak, cinéaste et producteur avec qui il partage des origines est-européennes. Visitant « l’usine à mirages », il découvre la toute-puissance des producteurs bien différente des pratiques en cours dans le cinéma français de l’époque. « S’il fallait dresser le sottisier des studios, il y faudrait un volume », assène-t-il, mi-amusé mi-amer, racontant comment le producteur d’A l’Ouest, rien de nouveau a demandé au réalisateur, Lewis Milestone, d’enlever les images de rats car sa femme, enceinte, n’en supportait pas la vue. Au diable la réalité de la vie dans les tranchées pendant la Grande Guerre ! Très dur avec la « grande roue éblouissante » qui tourne à Hollywood avec son lot de vedettes formant une « Olympe absurde », Kessel compare le cinéma à une drogue dont les Américains seraient devenus dépendants pour compenser le régime sec imposé par la prohibition.

© Léa Chassagne/France-Amérique

Harlem, le début dʼune nouvelle ère

Douze ans plus tard, Roosevelt est mort et Harry Truman, son vice-président, lui a naturellement succédé. En 1948, il remet son mandat en jeu devant les urnes, face au candidat républicain Thomas Dewey. Arrivé à New York pour suivre une élection qu’il décrit comme un roman à suspense, Kessel commence, comme à chacun de ses voyages, par se rendre à Harlem. Surpris par l’atmosphère tendue qui assombrit ses souvenirs de musique et de fête, il comprend qu’il assiste aux prémices du mouvement pour les droits civiques : « Des millions d’hommes ayant appris que le sang des Noirs coule de même sur les champs de bataille que le sang des Blancs voulaient naître à l’égalité véritable. » Ebranlé et inquiet, il quittera Harlem en taxi, sans chercher à approfondir davantage. Une attitude qui contraste avec son insatiable curiosité, sa capacité à se fondre dans tous les milieux, des clochards du Bowery aux millionnaires, des gangsters aux acteurs, comme Peter Lorre qu’il rencontre dans son ranch à Hollywood.

Auréolé du succès du Lion (1958), c’est en véritable star qu’il est accueilli à New York en 1959. Mémorialiste du show-business et des coulisses de Broadway, qu’il pénètre grâce au journaliste Leonard Lyons, Kessel n’est jamais aussi bon que quand il explore les abîmes. Bouclant la boucle, son dernier reportage, en 1960, décrit en huit volets les ravages de l’alcool aux Etats-Unis. Il faut dire que l’écrivain, dont la femme, Michèle O’Brien, a sombré dans l’alcoolisme, est lui-même un grand buveur. « Kessel boit, aime boire », remarque le journaliste et écrivain Etienne de Montéty dans la préface du recueil de ses articles. « A ses yeux, c’est une condition de la convivialité et de la vie. Mais sa robuste constitution le préserve de l’addiction. »

Dans les quartiers pauvres de New York, Kessel pousse au hasard la porte d’un bar où se tiennent, hagards, ceux qui ont atteint le point de non-retour. Dans « La rencontre d’Akron », il retrace l’entrevue, dans cette ville de l’Ohio, entre Bill Wilson et le docteur Robert Smith, fondateurs des Alcooliques anonymes, jeune association aux méthodes radicales qui fleurit alors dans tout le pays. Touché au plus profond de son âme par le récit de ces vies ravagées, le colosse au visage de boxeur signe l’un de ses plus beaux reportages. Sept ans plus tard, il partira en Afghanistan, suivi par des caméras de télévision, pour un voyage devenu légendaire dont il rapportera la matière de son dernier roman, Les Cavaliers (1967).


Reportages aux Etats-Unis : 1933, 1936, 1948, 1959, 1960
de Joseph Kessel, Arthaud, 2023.


Article publié dans le numéro d’octobre 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.