The Observer

La Fête de la musique : comment une tradition française a enchanté la planète

En ces temps où chacun se demande s’il y aura foule au prochain rassemblement de Gilets jaunes, je peux prédire, sans prendre de trop grands risques, que le 21 juin, ils seront des milliers à envahir les rues de France, équipés de leurs seules guitares, trompettes, percussions, mirlitons et autres accessoires producteurs de sons.
© Fabian Charaffi/Office du tourisme de Paris

Ils célèbreront la Fête de la musique, manifestation tenant à la fois du carnaval et du concert, qui marque chaque année le solstice d’été. On fête cette année la 38e édition de cet événement venu de France, et qui s’est répandu dans le monde entier, devenant le World Music Day (Journée mondiale de la musique), aujourd’hui aussi incontournable à Nouméa et New York qu’à Paris, où elle est née. Plus de 1 000 villes dans 120 pays sur toute la surface du globe fêtent désormais l’événement, appelé Dünya Müzik Günü à Istanbul, Swieto Muzyki à Varsovie et la Fiesta de la Música à Barcelone… Quel que soit le nom, le mot d’ordre est partout le même : sortez et faites de la musique.

Lorsque j’apprends à des Américains que ces réjouissances sonores sont nées en France en 1982, beaucoup me regardent avec méfiance, demandant : « Et c’était qui le premier ? Charles Aznavour ? » sur le ton de mais-oui-gros-malin ! La réponse à cette question a de quoi surprendre. Officiellement, la Fête de la musique est née de l’imagination du ministre de la Culture de l’époque – dont le patronyme ne sonne pas vraiment français – un certain Jack Lang. Cependant, pour rendre à César ce qui est à César, l’idée originale a germé sous un crâne américain : celui du musicien et chef d’orchestre Joel Cohen, producteur à Radio France qui, en 1976, a inventé les Saturnales, des festivals de musique pour marquer les solstices d’hiver et d’été. Jack Lang n’a fait, pour ainsi dire, qu’affiner l’idée de Cohen, et donné le top départ de la première édition, le 21 juin 1982. (Certains esprits chagrins suggèrent que cette date a été choisie parce que c’est la nuit la plus courte de l’année, et donc que le bruit produit par tous les apprentis musiciens serait, Dieu merci, abrégé.) A ses débuts, l’événement, plutôt confidentiel, se résumait à quelques groupes jouant en plein air, à des orchestres dans des salles de taille moyenne et à quelques Bob Marley et autres Eric Clapton en devenir. Interviewés par la télévision le lendemain de cette première, plusieurs musiciens professionnels reconnaissaient avoir trouvé la soirée amusante, tout en pensant que ce serait un feu de paille. Comme ils se trompaient !

L’initiative de Jack Lang a eu un impact profond sur les Français. La musique faisait bien sûr partie de leur vie quotidienne, mais elle restait trop souvent confinée à de vastes auditoriums et sites officiels souvent onéreux et éloignés. Ce fut comme si la Fête de la musique avait libéré les talents cachés et démocratisé la musique d’une manière jusque-là inconnue en France : la musique par tous, pour tous. Cela a aussi permis à des artistes reconnus de toucher de nouveaux publics et, dans le même élan, de faire découvrir différents genres musicaux – raï, drumstep, merengue, soca, dub et bien d’autres encore – à un auditoire novice mais demandeur. Plus prosaïquement, le fait que les concerts, bœufs et autres impros soient gratuits, que les autorités laissent à disposition l’espace public, et que la couverture médiatique soit aussi positive, a donné à l’événement de solides bases. Dans un pays aussi centralisé que la France, il était aussi important que les festivités ne soient pas réservées aux grandes villes, mais s’invitent dans les petites villes et les villages. En quelques années, la Fête de la musique est devenue un événement culturel incontournable. Elle a aussi lancé ou remis au goût du jour les festivals d’été, des Francofolies de La Rochelle au Worldwide Festival de Sète, aujourd’hui des institutions.

On dit que l’imitation est la plus sincère des flatteries. La Fête de la musique en est l’exact cas d’école. On en a vu les premières manifestations chez les voisins francophones de la France, la Belgique et la Suisse, vite suivies par d’autres pays. Aujourd’hui, on assiste à des événements similaires jusqu’en Chine. Aux Etats-Unis, Make Music New York existe depuis 2007, à l’initiative du compositeur et activiste Aaron Friedman, qui avait découvert la Fête de la musique lors d’un séjour parisien. (Il est intéressant de noter que MMNY a depuis lancé un autre festival marquant le solstice d’hiver, revenant ainsi au format imaginé à l’origine par Joel Cohen.)

Avec cette reconnaissance internationale, pourquoi certains sont-ils étonnés de découvrir ses origines françaises? Une réponse simple pourrait être que la musique française a perdu de sa visibilité sur les radars mondiaux de la pop. S’il est vrai que des compositeurs comme Debussy, Ravel, Berlioz, Bizet et même Pierre Boulez sont entrés au panthéon de la musique, la reconnaissance internationale envers les chanteurs et musiciens hexagonaux semble s’être arrêtée à Aznavour, Edith Piaf ou Serge Gainsbourg. Rien depuis, apparemment, ne s’est montré à la hauteur. Selon les experts, les épicentres de la scène musicale sont Los Angeles, New York et peut-être Londres. Néanmoins, Paris est la capitale de la world music. Des influences venues du Maghreb, d’Afrique subsaharienne ou d’Amérique du Sud, sans parler de l’Europe centrale, en font une scène riche, funky et foisonnante.

Lors de la prochaine édition 2019 de la Fête de la musique, gageons que les hommages à Nat King Cole, Frank Sinatra ou Duke Ellington ne manqueront pas. Les orchestres les plus prestigieux joueront sous la baguette des plus grands chefs. Et des gens ordinaires comme moi se risqueront à pousser la chansonnette (mais pas trop fort, car les Français sont persuadés qu’une fausse note peut déclencher la pluie). Il y aura de la musique sur les grandes scènes, sous les kiosques, dans les clubs, et jusque sur les places des villages ou au coin des rues, alors que partout, les gens répondront à cette injonction tout sauf martiale : faites de la musique !


Article publié dans le numéro de juin 2019 de France-AmériqueS’abonner au magazine.