Editorial

La laïcité, une religion française ?

La laïcité, source de malentendus entre la France et les Etats-Unis, coïncide imparfaitement avec son principe : elle s’est, toute entière, construite non pas dans la neutralité, mais contre le christianisme et l’influence de l’Eglise.
© Eddie Junior

Allo, Ben Smith, ici Emmanuel Macron ! Le chroniqueur du New York Times ne s’attendait guère à cet appel du président français. D’autant que celui-ci avait refusé d’accorder un entretien au journal américain. Ben Smith s’attendait moins encore à se faire étriller, une véritable engueulade qu’il s’est d’ailleurs empressé – froide vengeance – de rapporter en détail le jour suivant à ses lecteurs américains. Si l’on en croit Emmanuel Macron, la presse britannique et américaine n’aurait manifesté aucune sympathie pour le professeur Samuel Paty, assassiné par un terroriste se réclamant de l’islam le 16 octobre dernier. Rappelons que Paty, enseignant en histoire-géographie dans un collège de la banlieue parisienne, avait illustré le droit à la liberté d’expression, blasphème inclus, en exhibant devant ses élèves, dont certains de confession musulmane, une caricature de Mahomet franchement obscène. Auparavant, celle-ci avait été publiée par le journal satirique Charlie Hebdo. Rappelons qu’en 2015, huit illustrateurs et journalistes de Charlie Hebdo avaient été assassinés par un commando se réclamant aussi de l’islam. Le meurtre de Paty a justement ému la France entière, tandis que Macron, allant plus loin encore, célébra des obsèques nationales pour la victime élevée au rang de martyr de la laïcité.

Il s’avère que le regard américain sur ce drame n’a pas coïncidé avec la version française, du moins la version officielle : deux interprétations s’entrechoquent, qui reflètent deux conceptions de la société, laïque en France, multiculturelle aux Etats-Unis. Ne pas comprendre, ni respecter la laïcité française, voilà ce que Macron reprochait à son interlocuteur américain. Mais la société française est-elle vraiment laïque et la société américaine vraiment multiculturelle ? Et que signifient ces termes codés, idéologiques plus que sociologiques, souvent célébrés plus que concrétisés ?

La laïcité française, un terme difficilement traduisible, est la loi de la République depuis 1905, mais la source en remonte à la Révolution de 1789. En théorie, la laïcité implique que l’Etat ne se mêle pas de religions et que toutes les institutions publiques soient neutres envers toutes les religions ; en contrepartie, quelle que soit sa croyance, le citoyen français est supposé manifester envers la République, l’Etat et ses lois une vénération quasi mystique. En vrai, l’histoire de la laïcité coïncide imparfaitement avec son principe ; elle s’est, toute entière, construite non pas dans la neutralité, mais contre le christianisme et l’influence de l’Eglise. En même temps, cette prétendue République laïque persiste à entretenir les églises, monuments historiques, et met la France en congé pour Pâques, la Pentecôte, Noël et l’Assomption, fête de la Vierge Marie. Ce contrat laïc entre les citoyens et l’Etat, aussi imparfait fut-il, n’était pas un objet de contestation jusqu’à l’immigration récente et significative d’une nouvelle génération de Français, issus d’Afrique du Nord et d’Afrique noire, généralement musulmans, souvent pratiquants. Les militants laïcs, le corps enseignant surtout – « les hussards noirs de la République », selon l’expression du poète Charles Péguy –, ne sauraient contester la citoyenneté d’Arabes et d’Africains, puisque la France est supposée ignorer les races et s’interdit de les compter. Mais la foi religieuse de ces nouveaux venus est-elle suffisamment laïque ?

Le conflit latent entre laïcité et islam a éclaté avec « l’affaire du voile », quand, en 2004, fut interdit le voile islamique à l’école : ce signe d’appartenance religieuse serait une offense à la République. Le crucifix en pendentif ? Ce ne serait là qu’un signe discret, donc compatible avec la laïcité. La kippa juive ? Elle est interdite à l’école publique depuis 2004. A cette époque aussi, les observateurs américains de la société française, journalistes et universitaires, ont commencé à scruter le concept de laïcité et à se demander s’il n’était pas, chez bien des Français, le paravent idéologique d’un racisme anti-africain et de l’islamophobie ; ce que confirment certains sociologues français, à partir d’études scrupuleuses de la discrimination raciale objective dans le logement, à l’école ou au travail. Ces chercheurs ont été traités par le ministre de l’Education nationale Jean-Michel Blanquer d’ « islamo-gauchistes », un néologisme vide de sens, mais qui élude le débat de fond : la laïcité est-elle vraiment laïque ?

Se poser cette question, que légitiment l’histoire et la sociologie, reviendrait, selon le parti « laïciste », à trahir ce que la République française a de singulier et, pire encore, à vouloir substituer à cette laïcité française le multiculturalisme américain : l’horreur. Caricaturé par les militants laïcs français, ce multiculturalisme américain, une cohabitation sans fusion de toutes les races, cultures et identités, expliquerait le racisme aux Etats-Unis, la prévalence politique du discours identitaire et d’autres aberrations raciales comme la « discrimination positive » (traduction biaisée de affirmative action). En vérité, les Etats-Unis me semblent à peine plus multiculturels que la France n’est laïque : il n’existe pas d’égalité objective entre toutes les communautés qui composent les Etats-Unis. Black Lives Matter en témoigne. Concluons-en que le discours français idéalise la laïcité à la manière dont le discours américain idéalise le multiculturalisme : à chacun son utopie. Admettons aussi que chacun est encore loin de comprendre l’autre et d’exercer avec rigueur son autocritique. George Floyd, s’il n’avait pas été noir, aurait-il été tué par un policier blanc ? Samuel Paty n’aurait-il pu illustrer la liberté d’expression par une autre image que celle de Mahomet nu, à quatre pattes ?

Pour conclure sur un malentendu moins dramatique, mais qui illustre les fondements contradictoires de nos deux pays, je rappellerai une autre altercation entre l’ancien ambassadeur de France à Washington, Gérard Araud, et l’humoriste Trevor Noah. En 2018, tandis que les Français célébraient leur victoire en coupe du monde de football, Trevor Noah, compte tenu de l’origine des joueurs français, estimait qu’il s’agissait plutôt d’une victoire de l’Afrique. L’ambassadeur réagit « à la Macron », observant que la France ne reconnaissait que des citoyens, indifférente à la couleur de leur peau. Idéalement, l’ambassadeur avait raison, mais Noah, concrètement, n’avait pas tort non plus.


Editorial publié dans le numéro de janvier 2021 de France-AmériqueS’abonner au magazine.

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