Si les Etats-Unis arrivent loin derrière l’Afrique et le Canada en termes de francophonie, il n’est pas rare d’entendre parler français au détour d’une rue de New York ou à la radio dans un taxi de Miami, de tomber sur une librairie francophone dans le Maine, ou de lire des panneaux de signalisation en français dans le sud de la Louisiane. Issus de communautés historiques installées en Louisiane ou dans le Maine, ils sont cinq à six millions d’Américains à parler français, ou l’une de ses déclinaisons. Et plus de onze millions d’entre eux déclarent une origine ethnique « française« , « canadienne-française« ou « haïtienne« . Ces populations entretiennent la diffusion du français et du créole, via les écoles, réseaux universitaires proposant des enseignements francophones, et les associations, paroisses et médias.
Avec 150 000 à 200 000 personnes parlant le français ou l’un de ses dérivés, la Louisiane est le premier Etat francophone des Etats-Unis. Marquée par l’histoire de la colonisation française et des migrations des peuples d’Afrique, d’Acadie et des Caraïbes, la francophonie y est très composite : « Il existe au moins dix-huit groupes différents avec un héritage francophone ou créolophone dans la Louisiane d’aujourd’hui », explique le chanteur militant Rocky McKeon, défenseur de la Louisiane francophone, qu’il met à l’honneur avec son groupe de musique « Isle Dernière ».
La Louisiane, une mosaïque francophone
Le français louisianais est l’idiome le plus parlé après l’anglais. Mélange de français du XVIIe siècle, d’influences autochtones et d’anglicismes, il a été importé il y a 250 ans par les habitants de l’Acadie (actuelle Nouvelle-Ecosse), surnommés les Cadiens (ou Cajuns en anglais), déportés pour leur opposition au gouvernement britannique. Il est surtout parlé dans les bayous (marécages) du sud de la Louisiane, où vit la plus importante communauté cadienne. La langue a pâti de la rupture de transmission dans les familles et la société.
Aujourd’hui, les jeunes générations sont majoritairement anglophones et peu parlent le français louisianais : – « Nous faisons face à une assimilation assez sauvage, témoigne le chanteur compositeur Zachary Richard, figure de proue de la défense de la francophonie en Louisiane, mais ça n’empêche pas une volonté indomptable de résistance chez les Cadiens. » Il souligne une nouvelle prise de conscience des jeunes générations, fières de leur identité, comme l’explique Rocky McKeon : « on tient l’histoire de la Louisiane traditionnellement francophone à cœur et on croit à l’avenir d’une Louisiane avec une population francophone engagée, inclusive et moderne ». « Cet attachement est très positif, se réjouit Zachary Richard, parce qu’auparavant le fait français était considéré comme ringard ».
De nombreux programmes sont lancés pour soutenir l’apprentissage du français louisianais auprès des jeunes, grâce au soutien du Conseil pour le développement du français en Louisiane (CODOFIL), du Centre pour la francophonie des Amériques ou encore de l’Organisation internationale de la francophonie au niveau institutionnel ou grâce à des initiatives individuelles. Les chanteurs Zachary Richard et Anna-Laura Edmiston viennent par exemple d’enregistrer l’album « J’ai une chanson dans mon cœur » avec une chorale d’enfants louisianais de 10 à 14 ans en immersion francophone. Et le jeune homme politique louisianais Stephen Ortego, qui a fait de la défense de la Louisiane francophone un programme politique a proposé un projet de loi qui obligerait les écoles à offrir une éducation en français aux familles qui le désirent.
La culture louisianaise francophone a progressé aux Etats-Unis avec l’émigration de Cadiens hors de Louisiane, notamment au Texas où ils ont été attirés par la découverte de champs de pétrole. Aujourd’hui, environ 375 000 Texans revendiquent une origine cadienne et la culture texane est fortement influencée par la cuisine ou la musique traditionnelle louisianaise. De nombreux festivals ont lieu à travers le Texas pour les célébrer, comme le Bayou City Cajun Festival, dont la 20e édition se tiendra les 11 et 12 avril 2015 à Houston.
Le créole louisianais, dérivé du français et influencé par la langue Wolof des esclaves venus d’Afrique au XVIIIe siècle, est un autre témoignage de l’héritage francophone de Louisiane. « Nous n’avons pas de chiffres officiels, mais on estime que près de 4 500 personnes parlent le créole de Louisiane, c’est moins que le français cadien » considère Elroy Johnson, un Créole américain vivant au Texas et fondateur du magazine Jambalaya (anciennement I am Creole) qui promeut la culture créole et resserre les liens de la communauté à travers les Etats-Unis.
Beaucoup de Créoles vivent encore en Louisiane, mais il y a aussi d’importantes communautés au Texas, notamment à Houston et sur la côte Ouest, en Californie, à Los Angeles et San Francisco, ou encore à l’Est, à Chicago. « Les gens ont migré hors de Louisiane à la recherche de conditions de vie meilleures. Mais ils sont attachés à leur culture et continuent de la faire vivre. Il y a de nombreux festivals de culture créole un peu partout aux Etats-Unis », explique-t-il.
Elroy Johnson souligne aussi un regain d’intérêt pour la culture créole car les gens veulent renouer avec leurs origines : « Mon magazine est lu par 150 000 personnes et la moyenne d’âge est de 30 ans. C’est un lectorat jeune qui ne veut pas que cette culture soit oubliée », témoigne-t-il. Il remarque un nouvel attrait pour l’apprentissage de la langue créole : « Il y a de nombreuses initiatives pour faire vivre le créole de Louisiane. La chaîne Youtube « Louisiana Language Center » propose des vidéos pour apprendre la langue et le Louisiana Creole Dictionary lancé sur internet en octobre 2014, propose la traduction de mots anglais vers le créole. Ce sont des outils formidables pour encourager les gens à apprendre la langue de nos ancêtres », se réjouit-il.
Le Maine et l’héritage cadien
Moins connu que la Louisiane, l’Etat du Maine est un autre réservoir historique de francophones aux Etats-Unis. Découvert par l’explorateur français Samuel de Champlain au début du XVIIe siècle, il faisait partie de l’Acadie française jusque dans les années 1750, où il est passé sous gouvernement anglais. Cette première influence française a été renforcée par l’immigration au XIXe siècle d’un million de Canadiens français à la recherche de meilleures conditions de vie. Cette histoire a façonné le visage du Maine, dont près de 318 000 habitants se revendiquent franco-américains et 50 000 s’affirment francophones, d’après le recensement américain de 2010.
Hier, contraints de gommer leur origine francophone et d’oublier leur langue pour mieux s’intégrer à la société américaine, ces Franco-Américains défendent aujourd’hui fièrement leur identité. « Les jeunes générations n’ont pas connu la même discrimination que les générations précédentes, ils n’ont pas honte de leur origine et sont heureux d’apprendre davantage sur leur communauté », explique Susan Pinette, directrice du département d’études franco-américaines à l’Université du Maine, aux Etats-Unis.
Ce nouvel intérêt se traduit par l’apprentissage du français : « Les jeunes générations sont rarement bilingues parce qu’il y a une rupture de la transmission dans les familles et que l’éducation aux Etats-Unis met peu l’accent dessus. Mais depuis une vingtaine d’années, il y a un nouvel intérêt des jeunes pour le français », remarque Tony Brinkley, professeur membre du Centre Franco-Américain à l’Université du Maine, dont la mission est d’étudier le fait franco-américain du Maine et aux Etats-Unis. Il explique ce phénomène par la volonté de retrouver les émotions de la langue maternelle : « Leurs grands-parents parlaient français à la maison mais ils n’ont pas enseigné cette langue à leurs enfants. Ce faisant, ils les ont privés de tout un registre linguistique d’émotions et de sentiments propres à la langue maternelle. Les enfants de ces enfants ont à cœur de retrouver ce langage en apprenant la langue de leurs aînés ».
L’objectif est désromais de favoriser les structures d’enseignement du français dans les écoles et les universités dans un contexte de coupes budgétaires. L’Université du Maine a pourtant récemment supprimé l’enseignement du français en raison du nombre insuffisant d’étudiants dans les classes, mais Tony Brinkley est confiant. Plusieurs initiatives ont été lancées dans le Maine, comme l’Ecole française du Maine à South Freeport qui propose une immersion en français aux enfants de familles franco-américaines, ou le Centre de l’héritage franco-américain à Lewiston, une vitrine pour l’art et la culture francophones. Il ajoute qu’il existe une volonté politique nouvelle : « Malgré les restrictions budgétaires, le Centre Franco-Américain a été maintenu à l’Université du Maine parce qu’il est soutenu par le gouverneur de l’Etat, Paul Lepage, qui est d’ailleurs le premier responsable politique à afficher fièrement son identité franco-américaine » se réjouit-il.
La diaspora haïtienne en Floride, à Brooklyn et dans le Queens
La francophonie aux Etats-Unis se renouvelle sous l’impulsion de nouvelles vagues d’immigrations originaires du Moyen-Orient, d’Afrique et des Antilles. Aux côtés des régions historiques de la Louisiane et du Maine, les Etats de New York et de la Floride accueillent également une communauté francophone importante.
Avec environ 830 000 Haïtiens installés aux Etats-Unis, la diaspora haïtienne représente une composante essentielle de la société américaine. « Les Haïtiens forment la communauté noire immigrée la plus importante aux États-Unis. C’est un peuple très courageux et entrepreneur. Beaucoup d’Haïtiens occupent aujourd’hui des postes importants dans la société américaine, alors qu’ils sont partis de rien », annonce fièrement Marleine Bastien, président de FANM – Haitian Women of Miami, qui promeut les droits des femmes et des familles haïtiennes installées en Floride.
Arrivés dans les années 70 à la fin du régime Duvalier, les Haïtiens se sont progressivement intégrés à la société américaine. Ils se sont installés en Floride, qui accueille près de 200 000 Haïtiens et à New York, notamment à Brooklyn et dans le Queens, où vivent 160 000 d’entre eux. L’élection en septembre dernier de Rodneyse Bichotte, première femme haïtienne-américaine, représentante du quartier de Flatbush-to-Midwood à Brooklyn au conseil de la ville de New York illustre la progression de la diaspora haïtienne aux États-Unis. « Elle a remporté une victoire étonnante, qui n’était pas gagnée d’avance, se félicite Ricot Dupuy, directeur de Radio Soleil d’Haïti, station située à Brooklyn avec des relais dans le New Jersey et en Floride. C’est le principal média de la diaspora avec 500 000 auditeurs dans tous les Etats-Unis. Avec cette élection, la société de New York découvre qu’il existe beaucoup de talents haïtiens et que nous sommes une communauté avec laquelle il faut compter ! », poursuit-il.
De plus en plus intégrés, les Haïtiens ont néanmoins à cœur de préserver leur culture et leur langue. Le créole haïtien demeure largement parlé dans la diaspora, en revanche le français se perd au gré des générations. « Le français n’est parlé que par dix pour cent de la population haïtienne. Seuls ceux qui ont été à l’école le maîtrisent. C’est le créole qui est parlé dans les familles, du coup les jeunes n’ont pas appris le français », constate Marleine Bastien.
Ricot Dupuy va plus loin en expliquant que les Haïtiens ont une relation ambiguë avec la langue française : « En Haïti, parler français est signe d’un certain statut social. Les Haïtiens voient le français comme un moyen de se démarquer des autres. Du coup, ceux qui ne s’expriment pas bien n’osent pas l’utiliser et préfèrent l’anglais parce qu’il n’y a pas la même pression à bien l’employer. Si les familles haïtiennes étaient à l’aise avec le français, elles le transmettraient » regrette-t-il. Il remarque cependant que les jeunes générations sont moins sujettes à cette pression et ont au contraire le désir d’apprendre le français, en plus du créole, parce qu’ils chérissent le patrimoine culturel haïtien et émettent le souhait d’appartenir à cette communauté. Plusieurs d’entre eux font d’ailleurs l’effort de suivre des cours de français à l’école.
Le français reste utilisé dans les événements officiels ou culturels, comme cela est pratiqué en Haïti. « Dans mon église, les prédications sont faites en créole et en français. Quand le prêtre haïtien n’est pas là pour dire la messe en créole, je la dis en français. Les Haïtiens préfèrent ça plutôt que l’anglais ! », remarque le Père Perry, prêtre américain francophone et curé de l’église Our Lady of Refuge, qui accueille la communauté catholique haïtienne de Brooklyn, ainsi que les églises Holy Innocence et Saint-Jérôme. « C’est parce que les Haïtiens ont l’habitude de pratiquer leur foi en français et non pas en anglais » poursuit Ricot Dupuy. La pratique religieuse demeure un élément fédérateur de la communauté haïtienne aux Etats-Unis. Le quartier de Flatbush à Brooklyn, où vit une grande partie des Haïtiens de New York, abrite d’ailleurs une multitude d’églises catholiques et évangéliques, qui sont pleines chaque dimanche.
Les communautés d’Afrique francophone
La francophonie aux Etats-Unis s’enrichit également de l’immigration des Africains francophones, Sénégalais, Maliens, Guinéens, Burkinabés ou encore Ivoiriens qui ajoutent leurs coutumes et traditions à la diversité du continent américain. Le quartier de Harlem à New York accueille une importante communauté africaine francophone et il n’est pas rare d’entendre parler français quand on se promène autour de la 116e rue. Le quartier, où sont installés quantité de commerces et restaurants africains, a d’ailleurs pris le surnom de « Little Senegal ». « Les Sénégalais ont déblayé ce coin de Harlem dans les années 80, ils sont parmi les premiers à s’être installés ici. Aujourd’hui, les Maliens, les Ivoiriens, les Guinéens sont aussi implantés dans le quartier. On vit ensemble », relate Papa Ibrahima Sow, nouveau président de l’Association des Sénégalais d’Amérique (ASA), dont les locaux sont situés à l’angle de la 116e rue et de St Nicholas Avenue.
Créée en 1989 afin d’être « un relais de solidarité entre les nouveaux arrivants sénégalais », l’ASA doit aujourd’hui se réinventer pour « répondre aux aspirations des enfants nés aux Etats-Unis de familles sénégalaises (…) parce qu’on veut les garder comme Sénégalais » explique-t-il. « Il faut reconnaître que le français et le wolof, les deux langues principales au Sénégal, se perdent chez cette deuxième génération au profit de l’anglais », regrette-t-il. Du coup, l’association soutient les écoles publiques proposant des programmes bilingues anglo-français dans Harlem et ses alentours, afin que les enfants continuent d’apprendre le français. Elle propose également des sessions de networking et de mentoring pour aider les jeunes à s’insérer dans l’entreprise. « Notre communauté a du potentiel pour réussir dans la société américaine, estime Papa Ibrahima Sow, parce que nous accordons beaucoup d’importance à l’éducation des enfants et que le taux de réussite scolaire est très élevé. »
Le Malian Cultural Center répond au même besoin de préserver la langue et la culture des Maliens ayant émigré à New York. « La vie ici est très différente de l’Afrique. Les parents travaillent et n’ont pas le temps de transmettre à leurs enfants le français. La plupart des enfants nés ici ne parlent qu’anglais, ce qui pose des problèmes de communication avec la famille restée en Afrique » explique Mamadou Sy, qui a créé il y a cinq ans ce centre culturel avec son épouse. Très active, l’association organise tous les samedis des cours de français pour enfants dans les locaux de la gothique Metropolitan Baptist Church à Harlem, qui ont été décorés pour l’occasion avec des objets et tissus africains afin de faciliter l’immersion. La ville de New York a offert une voiture à l’association grâce à laquelle Monsieur Sy va chercher les enfants dans le Bronx, le Queens et à Manhattan pour leur permettre de suivre les cours. Madame Sy propose aussi une classe sur la culture africaine afin de « transmettre les valeurs traditionnelles, telles que le respect, le partage, la charité, qui sont très importantes dans notre société » poursuit-il. Autant de communautés qui sont autant de façons de vivre et de faire grandir un héritage commun.
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