Histoire

La quasi-guerre entre la France et les Etats-Unis

L’affaire des sous-marins n’est pas la première fois dans l’histoire de nos deux nations que les relations diplomatiques sont froissées. Par deux fois dans le passé, les Etats-Unis et la France ont failli se déclarer la guerre.
Rencontre entre l’USS Constellation (à gauche) et la frégate française Insurgente, le 9 février 1799. © Navy History and Heritage Command, National Archive

« Ne sois ni emprunteur ni prêteur », recommande Polonius à son fils Laërte dans le Hamlet de Shakespeare – un conseil constamment ignoré par les gouvernements. Et pourtant, dettes et prêts peuvent causer des ravages dans les relations bilatérales – ce fut le cas à l’occasion de deux querelles, en l’espace de quelque cent ans, entre les Etats-Unis et la France. A deux reprises, la France fut débiteur et de nombreux historiens pensent que l’acrimonie qui en a résulté est la cause de l’antiaméricanisme des Français.

Dans les années 1830, les deux pays connurent des tensions au sujet de demandes de compensation, émises par des citoyens américains, pour des marchandises transitant par voie maritime et qui avaient été saisies lors de l’embargo instauré en 1806 par Napoléon Bonaparte contre les pays neutres, comme les Etats-Unis, commerçant avec la Grande-Bretagne, alors en guerre avec la France. Le gouvernement français fit une contre-proposition : les Etats-Unis n’avaient pas complètement remboursé les prêts qui les avaient aidés à financer la révolution américaine. Les Etats-Unis avaient déjà payé à la France 6 325 500 dollars entre 1778 et 1815, mais les deux pays avaient signé une convention accordant une réduction de la dette américaine de 1,5 million de francs, ce qui faisait passer les réclamations américaines à 25 millions de francs (5 millions de dollars).

Quand le premier acompte réclamé à la France arriva à échéance en 1832, aucun règlement ne fut honoré : la Chambre des députés française avait omis de ratifier l’accord et de voter son autorisation. Très en colère, le président Andrew Jackson envoya l’ancien secrétaire d’Etat Edward Livingston en France sur le Delaware, un vaisseau de 74 canons, afin de s’assurer de « l’exécution rapide et exacte » de l’accord.

En 1834, après avoir repoussé la décision pendant près de trois années, la Chambre mit finalement au vote la dotation, mais la rejeta par 176 voix contre 168, embarrassant grandement le roi Louis-Philippe et son gouvernement. Le président Jackson, connu pour son mauvais caractère, était furieux, tout comme les Français. Un profond ressentiment avait grandi dans l’opinion publique contre ce qui était ressenti comme une ingratitude américaine envers les sacrifices faits par la France afin de soutenir la révolution américaine. Au Congrès, Jackson fit un discours contre les Français, laissant entendre la possibilité d’une action. Le Congrès, dit-il, avait à décider s’il « adopterait les mesures provisoires qui lui semblaient nécessaires », ce qui serait « appliqué à la lettre par l’exécutif ».

Le ressentiment augmenta en France. Les relations diplomatiques furent rompues et, tandis que la tension montait, on rappela aux Français que la flotte de guerre américaine était plus forte que la leur. Sous la pression du gouvernement, la Chambre française revota et la loi de dotation passa – mais assortie d’une demande « d’explication satisfaisante » concernant les propos du président Jackson. Alors que Jackson refusait de s’excuser, la mise fut sauvée par la Grande-Bretagne, qui œuvra à une réconciliation, et l’indemnité fut payée.

Mais la rancœur demeurait. Comme l’observa tristement Lamartine, « j’ai toujours été profondément étonné du peu de sympathie et de reconnaissance que l’Amérique a montré à notre pays ». L’historien français René Rémond aurait dit qu’après 1835 « l’amitié franco-américaine fut remplacée par de l’indifférence et même par du ressentiment. Il faudra attendre 1917 et l’intervention américaine sur nos rivages pour que cette amitié soit restaurée. »

En 1919, une nouvelle confrontation encore plus complexe se fit jour à propos du refus de la France – ainsi que celui du Royaume-Uni et de treize autres Etats belligérants de la Première Guerre mondiale – de rembourser les énormes emprunts de guerre aux Etats-Unis, pendant qu’au même moment on demandait à l’Allemagne vaincue des réparations tout aussi importantes. Deux commentaires célèbres ont mis l’accent sur cette divergence. Le taciturne Calvin Coolidge, qui devint président en 1923, au plus fort de la controverse, insista pour que les Alliés remboursent, avec l’argument suivant : « Ils ont emprunté l’argent, n’est-ce pas ? » Mais pour Louis-Lucien Klotz, le ministre des Finances français, le problème numéro un était : « L’Allemagne paiera. »

Il en résulta un désaccord qui dura vingt ans. Des divergences se firent jour lors du traité de Versailles de 1919. Aux yeux du président américain Woodrow Wilson, le redressement industriel et économique de l’Allemagne était indispensable pour restaurer le commerce international. Le gouvernement français, lui, voulait une Allemagne affaiblie par les réparations punitives dues aux Alliés. Comme le président du Conseil français Georges Clemenceau le rappela à Woodrow Wilson : « L’Amérique est loin, protégée par un océan… Nous, nous ne le sommes pas. » Par ailleurs, la France avait besoin des réparations allemandes pour financer sa propre reconstruction.

Les belligérants européens avaient financé le conflit grâce aux prêts consentis principalement par les Etats-Unis. Ainsi, la France devait 4 137 224 354 dollars aux Etats-Unis, dont 80 % directement au Trésor américain et le reste aux banques américaines. En 1918, la France émit une requête : que tous les Alliés partagent le coût de la guerre et que les Etats-Unis effacent une partie de la dette.

La réponse américaine devint le refrain de la diplomatie d’après-guerre : les dettes de guerre doivent être honorées par les différents gouvernements – une attitude qui fâcha les Français. Les hommes politiques français affirmaient que la guerre avait été un combat commun et que le sacrifice de chaque nation devait être pris en compte. Louis Marin, ancien ministre des Finances, fit remarquer que 1 450 000 soldats français étaient morts au front, ainsi que 500 000 autres plus tard, de leurs blessures, et que cela représentait au moins 50 000 francs par soldat. L’autre argument de la France était que les Français avaient dépensé 2 997 477 800 des dollars empruntés aux Etats-Unis – soit en armes, en navires de guerre ou en tabac et nourriture –, et que d’une certaine façon, les Américains avaient déjà été remboursés.

Les Français répondirent à la pression américaine en essayant de gagner du temps. L’image s’imposa d’une Amérique devenue riche et puissante au détriment d’une Europe brisée et appauvrie. « Plutôt qu’un prêteur généreux, Oncle Sam est devenu un créancier exigeant. » Les Allemands avaient été en défaut de paiement des réparations de guerre à de si nombreuses reprises qu’en 1923 la France et la Belgique occupèrent la région de la Ruhr industrielle, ce qui s’avéra être une tentative malheureuse, forçant ainsi Berlin à reprendre ses paiements.

En 1924, on convoqua une conférence de plus, cette fois à Londres, au cours de laquelle les Etats-Unis proposèrent le plan Dawes (du nom du futur vice-président Charles G. Dawes) : les Etats-Unis prêtaient à l’Allemagne une première tranche de 200 millions de dollars en obligations américaines afin de l’aider à s’acquitter de ses engagements financiers vis-à-vis de la France, de la Grande-Bretagne et des autres pays demandeurs qui, à leur tour, seraient en mesure de rembourser les Etats-Unis. En même temps, la France et la Belgique acceptaient de se retirer de la Ruhr.

Aussi longtemps que les fonds furent versés, ce système fonctionna. Mais la Grande Dépression ruina le système financier international et les Etats-Unis réduisirent drastiquement les sorties de capitaux, provoquant un nouveau défaut de paiement de l’Allemagne. En 1931, en réponse à des appels venant de France et de Grande-Bretagne, le président Hoover reporta d’un an les dettes de guerre de tous les Alliés. En décembre 1932, quand le paiement annuel de 19 millions de dollars arriva à échéance après l’expiration du moratoire Hoover, la France se retrouva en défaut de paiement – comme tous les autres pays débiteurs européens, excepté la Finlande.

Au cours d’une réunion secrète avec le poète Paul Claudel, alors ambassadeur de France à Washington, le nouveau président américain Franklin D. Roosevelt (qui n’avait pas encore pris ses fonctions) se montra conciliant, disant qu’il annulerait les intérêts du prêt, mais l’opposition, du Congrès et de l’opinion publique s’avéra trop forte et Claudel rapporta plus tard que les Américains continuaient d’insister pour être payés en totalité. En même temps que la colère du Congrès, l’isolationnisme américain augmenta.

Avec le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale, Roosevelt mit en place le programme Lend-Lease (prêt-bail) qui fournissait aux Alliés des armes, des avions et des équipements – mais pas d’argent. Avec la fin du second conflit mondial, Washington et Paris reprirent l’affaire non résolue du premier conflit : la dette impayée. Cette fois, l’ambiance était différente et en 1946 une consolidation partielle de la dette française fut accordée et deux milliards de dollars passèrent par pertes et profits. Le solde fut absorbé par les contributions américaines à la France en 1947 à travers le plan Marshall (2 296 milliards de dollars).

Le montant de sa dette d’origine que la France a réglé est difficile à déterminer. L’ambassade de France à Washington et le Trésor américain refusent tous deux de donner les chiffres. Environ 53 % de la dette française a été annulée, en partie en réajustant les intérêts à la baisse (comparée, par exemple, aux 75,4 % de la dette italienne). Des quinze débiteurs initiaux, seule la Finlande a remboursé la totalité de sa dette.


Article publié dans le numéro d’avril 2016 de France-Amérique. S’abonner au magazine.