Histoire

Le jazz, une histoire transatlantique

A la fin de la Première Guerre mondiale, la France découvre le jazz américain. Fuyant la ségrégation, plusieurs artistes noirs profitent de cet engouement et s’installent en France. A l’ombre de Sidney Bechet, Kenny Clarke et Dexter Gordon, se dessine une scène locale talentueuse et audacieuse. Aujourd’hui de plus en plus dynamique, ce jazz français s’internationalise et conquiert l’Amérique.
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© Olivier Tallec/France-Amérique

« J’ai vécu l’excitation de la Harlem Renaissance », se souvenait Ada « Bricktop » Smith, une chanteuse afro-américaine qui a quitté les Etats-Unis en 1924 pour s’installer en France. « Mais à Paris, c’était encore plus exceptionnel. La ville n’était que célébration. La guerre avait été terrible pour les Français et maintenant qu’elle était finie, ils voulaient oublier tout ça, faire la fête et danser. » Se produisant dans les cabarets de la capitale, Ada Smith avait fini par ouvrir son propre club, Chez Bricktop, au 66 rue Pigalle. Un auvent en fer forgé, un portrait de la propriétaire à l’entrée, des tables recouvertes de nappes blanches et une scène au fond de la salle. Pendant quinze ans, Ada y accueillit les plus célèbres musiciens de la scène internationale du jazz. Elle devint un point de repère pour les nombreux Noirs américains qui, dans l’entre-deux-guerres, se réfugièrent dans la capitale et contribuèrent au succès du jazz à Paris.

Harlem sur la Butte

En France, la découverte du jazz est d’abord une histoire militaire. En 1917, l’armée américaine mobilise des Afro-Américains. Le 369e régiment d’infanterie restera un emblème de la première libération de Paris. Il ne doit pas cette réputation à ses efforts militaires mais à son orchestre, les « Harlem Hellfighters », dirigé par l’Américain James Reese Europe. A Paris, lors de son premier concert dans la capitale, Europe se souvient qu’ »avant même le deuxième morceau, le public était devenu fou ! » Le succès est immense. Les studios Pathé lui font enregistrer un album qui sera le premier disque de jazz à tourner en boucle sur les phonographes français. Devenu le chef de file de la scène musicale afro-américaine de New York au lendemain de la guerre, il mourra poignardé en 1919 dans une dispute avec l’un des membres de son groupe. Mais le ragtime gagna l’Europe !

L’orchestre du 369e régiment d’infanterie à bord du bateau les ramenant aux Etats-Unis après la Première Guerre mondiale, le 12 février 1919. © National Archives

A la fin de la guerre, les Harlem Hellfighters rentrent aux Etats-Unis, mais certains musiciens décident de rester en France. Pour ces Afro-Américains, la participation à la guerre avait provoqué une prise de conscience. La découverte de l’Europe, où la ségrégation raciale n’était pas de mise, avait intensifié leur désir de lutte contre les inégalités. Pour ceux qui restent, Paris est une terre de liberté.

Le batteur Louis Mitchell rejoint l’orchestre du Casino de Paris. Comme lui, de nombreux artistes afro-américains élisent domicile dans la capitale. Arthur Briggs, mais surtout Sidney Bechet qui arrive en France en 1925 pour participer à la Revue nègre. Bechet adore Paris ! Il en devient la coqueluche. « A chaque fois que je marchais dans les rues », disait-il, « je rencontrais quatre ou cinq personnes que je connaissais. Des talents incroyables. La nuit, il y avait toujours un chanteur ou un musicien à aller voir. Je n’étais jamais au lit avant dix heures du matin. » Connu pour son tempérament bagarreur, Bechet arpente les rues de Montmartre et se retrouve souvent mêlé à des scandales. Un soir, alors qu’il sort de scène chez Bricktop, une dispute éclate avec le pianiste Little Mike McKendrick. La tension monte. Les deux hommes se défient. Bechet est armé. Le clarinettiste écopera de onze mois de prison.

Se produisant aux côtés de Bechet, l’artiste la plus connue de cette épopée américaine est sans conteste la danseuse Joséphine Baker. Interprète elle aussi de la Revue nègre, Joséphine s’y dévoile presque nue, recouverte de son célèbre pagne de bananes. Elle choque et amuse, entre rires et provocation sexuelle. Personnage complexe, la « perle noire » de Paris représente à elle seule toute l’ambiguïté des artistes noirs dans le Paris des Années folles. Emblème de l’ouverture d’esprit des Français qui découvrent de nouvelles sonorités, elle est aussi le symbole de cet engouement pour l’exotisme souvent teinté de racisme et de colonialisme. Au sommet de sa gloire, Joséphine Baker subira les critiques de nombreux militants antillais tels Jane Nardal qui l’accuse d’asseoir sa popularité sur le racisme. Flattant l’ethnocentrisme français tout en étant porteuse d’un message subversif, Joséphine Baker deviendra un cas d’étude pour les historiens en France comme aux Etats-Unis.

Be-bop à Saint-Germain

Dans l’ombre des Américains, une scène française de jazz émerge. En 1932, l’association d’amateurs le Hot Club de France est créée : elle organisera le passage à Paris de nombreux autres musiciens américains tels Coleman Hawkins et Duke Ellington. En 1934, le Hot Club constitue son propre quintette, composé notamment de Stéphane Grappelli au violon et du guitariste Django Reinhardt. L’initiative se poursuit avec la création d’un concours récompensant le meilleur musicien de France. Pendant la Seconde Guerre mondiale, ce jazz français se développe clandestinement. Les responsables du Hot Club se lancent dans la contrebande, assurant la circulation de disques entre la France libre et  la zone occupée. De leur côté, les musiciens jouent cachés, dans les bouges.

« En 1945 », se souvient le compositeur Michel Legrand, « j’assistais à un concert de Dizzy Gillespie. Ce fut un coup de tonnerre. Pendant l’occupation, le jazz avait été interdit et voilà, tout d’un coup cet orchestre de bebop extraordinaire, qui, en un soir, révolutionnait ma façon de concevoir la musique. Le lendemain, j’ai acheté mon premier disque de jazz. La nuit, j’ai commencé à traîner dans les clubs de Saint-Germain-des-Prés. » Michel Legrand ne s’y était pas trompé. Depuis son implantation en France, le jazz américain avait évolué. Charlie « Bird » Parker et Dizzy Gillespie avaient pris le devant de la scène. Aux sonorités swing de l’avant-guerre s’étaient substitués les rythmes complexes du be-bop. Les improvisations s’allongent. Le tempo est rapide, parfois vertigineux, et les instrumentistes se transforment en virtuoses.

A la Libération, les Américains sont de retour en France. L’épicentre nocturne de la capitale glisse alors de Montmartre à Saint-Germain-des-Prés, le charleston laisse place au be-bop et les amateurs de jazz s’acoquinent avec les existentialistes. Plusieurs clubs parisiens voient le jour sur la Rive gauche : le Vieux Colombier, le Club Saint-Germain. Ils sont fréquentés par des intellectuels qui trouvent dans la communauté afro-américaine et dans le jazz une résistance possible à l’impérialisme américain. Un soir d’hiver, la chanteuse Juliette Gréco se trouve dans un café de la rue Dauphine. Elle ôte son manteau qu’elle pose sur une rampe d’escalier. Lorsque celui-ci tombe à terre, la jeune femme se penche pour le ramasser. Elle découvre alors une superbe cave voutée nichée en contrebas. Le lieu lui plaît. Il devient Le Tabou, autre club mythique du Saint-Germain-des-Prés zazou. Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre en deviennent des habitués. Boris Vian et sa trompette en sont les vedettes. Les jam sessions nocturnes accueillent une foule interlope.

Be-bop à Saint-Germain-des-Prés, en 1951. © Robert Doisneau

Dans cette ambiance, une vague de 500 artistes afro-américains vient s’installer à Paris. Comme ceux qui avaient franchi le pas dans les années 1920, ils quittent les Etats-Unis dans un geste d’opposition à la ségrégation mais aussi « pour laisser derrière les vautours du show business », dira le saxophoniste Lucky Thompson. Parmi eux, plusieurs stars incontournables du be-bop, comme Don Byas, Bud Powell et Dexter Gordon. Le batteur Kenny Clarke aura une importance fondamentale dans l’introduction du be-bop chez les musiciens français. Il s’installe définitivement à Paris en 1956 : il donne des cours de batterie et ses compatriotes le sollicitent lorsqu’ils sont en tournée en France. C’est en partie grâce à Kenny Clarke qu’en 1957, le contrebassiste Pierre Michelot et le pianiste René Urtreger partent en tournée avec Miles Davis et enregistrent à ses côtés la bande originale d’Ascenseur pour l’échafaud.

Pour les artistes du jazz post-bop, Paris restera une destination privilégiée. Souvent créateurs d’une musique d’avant-garde, ceux-ci trouveront en France un public ouvert à leurs expérimentations. En 1969, les principaux membres du collectif Association for the Advancement of Creative Musicians (AACM), Lester Bowie, Roscoe Mitchell, Anthony Braxton, quittent Chicago pour la France. Après quelque temps dans la capitale et des concerts au Lucernaire de Montparnasse, ces maîtres du free jazz décident de s’installer dans une ferme à Saint-Leu-La-Forêt. Depuis quelques années, Lester Bowie avait pris l’habitude de jouer sur scène le visage peint, arborant des vêtements africains. La présence à Paris de nombreux musiciens venus d’Afrique sera pour lui une source d’inspiration.

Les membres de l’AACM quittent la France en 1971. A quelques exceptions près, leur départ marque la fin de la présence américaine dans la capitale. Si aujourd’hui les saxophonistes Archie Shepp et David Murray restent parisiens à leurs heures, la plupart des Américains de passage en France ne le sont que le temps d’une tournée.

Les Français du jazz en Amérique

A leur retour, les musiciens de jazz français ont eux aussi eu des rêves d’Amérique. En 1946, Duke Ellington invite Django Reinhardt à le rejoindre en tournée. La série de concerts débute à New York. Le deuxième soir, le guitariste rencontre le boxeur Marcel Cerdan. Les deux amis vont boire quelques verres et Django arrive à la fin du concert, sans guitare. Le reste de la tournée sera plus heureuse mais le guitariste évoquera souvent son expérience américaine avec amertume.

Après Reinhardt, d’autres musiciens français se produiront aux Etats-Unis. En 1963, le pianiste Martial Solal donne un concert historique au festival de jazz de Newport. Les législations complexes rendent les tournées difficiles. Dans les années 1980, on raconte que le contrebassiste Jean-François Jenny-Clark dut interrompre un concert au Village Vanguard de New York. Pas assez de musiciens américains sur scène. Les quotas exigés par les syndicats ne sont pas respectés. Le contrebassiste est sommé de rentrer à Paris.

Aujourd’hui, c’est surtout la jeune génération, celle des vingt, trente et quarante ans, qui investit la scène américaine. Depuis les années 1990, des musiciens français séjournent aux Etats-Unis pour se former. « Ici », explique le batteur Guilhem Flouzat, « l’apprentissage se fait par l’observation, en jouant avec des musiciens exceptionnels. » Arrivé à New York il y a six ans, le jeune homme a reçu une bourse de la Manhattan School of Music. Avant de rentrer en France, il souhaite prolonger son séjour « pour tirer profit des rencontres ».

D’autres musiciens, plus âgés, ont décidé de s’installer aux Etats-Unis pour de bon. A New York depuis 25 ans, le pianiste Jean-Michel Pilc a joué avec les plus grands, Roy Haynes, Michael Brecker, Marcus Miller. Son style, son effort de déstructuration des classiques du jazz font de lui un pianiste majeur de la scène contemporaine. Saxophoniste, Jérôme Sabbagh est aussi une figure incontournable. Né à Paris, il a vécu à Boston avant de s’installer à New York. The Turn, son dernier album vient de paraître sur le label Sunnyside, une maison américaine dirigée par un… Français.

Un bel épilogue à cette histoire transatlantique du jazz a lieu en janvier 2015, aux Etats-Unis. Lors du festival French Quarter, organisé par des Parisiens, la fine fleur du jazz français – Airelle Besson, Cédric Hanriot, Olivier Bogé – se concentre dans les clubs new-yorkais. Le troisième soir, au Dizzy’s Club, le trio du pianiste René Urtreger clôt la programmation. Ce soir-là, Urtreger est plus ému qu’à son habitude. Pianiste bop parisien, autrefois comparse de Kenny Clarke et de Miles Davis, le Roi René n’avait encore jamais joué à New York. A 80 ans, il met un terme à cette aberration.


Article publié dans le numéro de mai 2015 de France-Amérique. S’abonner au magazine.