Histoire

Le Montcalm, un croiseur français en face d’Omaha Beach

Il y a 80 ans, René Cérisoles était aux premières loges de l’opération Overlord. L’histoire est méconnue : outre les 177 soldats du commando Kieffer, débarqués sur Sword Beach, la France était aussi représentée dans l’assaut des côtes normandes par deux croiseurs ralliés à de Gaulle. En 1994, le second maître revenait pour France-Amérique sur son expérience du jour J, à bord du Montcalm.
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Le Montcalm après son réarmement à Philadelphie, le 30 juillet 1943. © National Archives

Le D-Day, pour le spectateur, c’est Le Jour le plus long de Darryl Zanuck et le motif de la cinquième symphonie de Beethoven, le « V » morse de Victory. Pour la Résistance, ce fut Verlaine et la BBC : « Les sanglots longs des violons de l’automne/Blessent mon cœur d’une langueur monotone. » Pour les acteurs qui se trouvaient sur le Montcalm le 6 juin 1944, cette journée avait pratiquement commencé à Mers el-Kébir [en Algérie] le 14 avril, lorsque l’amiral André Lemonnier, chef d’Etat-major général de la Marine, avait mis sa marque [son pavillon d’officier] à bord du croiseur français qui allait rejoindre la flotte anglaise dans les Orcades [en Ecosse]. Le Montcalm et son sister ship, le Georges Leygues, avaient été relevés de lassantes patrouilles et missions d’interception entre Dakar [au Sénégal] et Natal [au Brésil] et venaient d’être « désignés pour représenter la France sur le théâtre d’opérations en Atlantique Nord ». Un communiqué sibyllin laissant toutefois pressentir un événement important !

Une semaine plus tard, nous jetons l’ancre en rade de Scapa Flow [en Ecosse] où le Duke of York nous accueille par un signal : Welcome to the Home Fleet. Nous nous y trouvons incorporés sous les ordres du vice-amiral Bruce Fraser. Quelques semaines plus tard, ayant terminé des exercices en mer et des tirs contre la terre avec la flotte anglaise, nous changeons d’escadre et, avec le Georges Leygues portant la marque du contre-amiral Robert Jaujard, nous passons dans la Western Naval Task Force commandée par l’amiral américain Alan Kirk, qui a sa marque sur le croiseur de bataille Augusta.

Le 26 mai, au mouillage à Belfast [en Irlande], notre commandant, le capitaine de vaisseau Edouard Deprez, apprend à l’équipage assemblé sur la plage arrière que nous allons participer à une grande opération sur la côte française : il nous donne connaissance d’un message to all hands de l’amiral Kirk exprimant en français sa « fierté de prendre la mer et de sonner le branle-bas avec les bâtiments français de la Western Naval Task Force ». Nous devons être à l’avant-garde des unités de couverture et de bombardement, l’amiral américain ayant placé les croiseurs français aux places d’honneur, au large de Port-en-Bessin. Il termine, visiblement ému, par un vibrant « Vive la France ! » repris par tout le bord.

31 mai : le jour J est fixé au 5 juin. A partir de ce moment, les communications avec la terre sont coupées et nous sommes placés au secret. La documentation, des maquettes et les instructions nécessaires à la mise en œuvre d’Overlord sont arrivées à bord. Responsable de la mise à jour des documents nautiques, j’avais devant moi les cartes d’approche des plages de débarquement où je relevais, non sans un certain choc, des noms familiers : Ouistreham, Courseulles-sur-Mer et Saint-Aubin-sur-Mer, où j’avais passé mes dernières vacances de paix, en août 1939.

Carte du bombardement naval pendant l’opération Overlord, avec le Montcalm, le Georges Leygues et l’Arkansas au large d’Omaha Beach. © British National Archives

L’ensemble des forces navales – 700 navires de guerre et une flotte de 4 200 bateaux de toutes sortes : Liberty ships, barges de débarquement, LST et DUKW – était sous les ordres de l’amiral anglais Bertram Ramsay, et c’était l’escadre de l’amiral Kirk qui allait appuyer le débarquement de la 1re armée américaine du général Omar Bradley sur les plages d’Omaha et d’Utah. Les deux croiseurs de l’amiral Jaujard faisaient partie de la force O (pour Omaha) dont le groupe de bombardement était commandé par l’amiral Carleton Bryant ayant sa marque sur le cuirassé Texas. Avec le Georges Leygues et le vieil Arkansas, nous devions concentrer nos tirs sur l’aile gauche d’Omaha, tout près de Gold, une des plages du secteur britannique.

Depuis l’appareillage le 3 juin de Belfast, où avait eu lieu un premier rassemblement, l’armada qui se forme est en route vers « Picadilly Circus », le point de départ de la flotte au large de Portsmouth. Le 4 juin à l’aurore, arrivés devant Plymouth, nous recevons l’ordre de virer à l’ouest : à cause du mauvais temps, le débarquement est retardé de 24 heures… Nouveau D-Day : le 6 juin. Après douze heures de route à l’ouest, nous venons de 180 degrés, cap à l’est, afin de nous retrouver, le 5 juin au matin, douze heures plus tard, au même point que la veille. L’équipage est aux postes d’alerte : les tapes on été retirées des bouches de l’armement principal. Dans la soirée, la brise mollissant, la situation s’est améliorée. Le baromètre commence à remonter et à l’aube du 5 juin, le temps s’est enfin dégagé mais la mer est encore houleuse : dure épreuve pour les troupes embarquées sur les barges depuis des heures. Nous rejoignons notre formation et recevons la confirmation du général Eisenhower : D-Day, June 6. Go. (Autre bonne nouvelle, un radio de veille annonce que Rome est tombée aux mains des Alliés !)

Le 5 juin à 20 heures, nous venons au sud, c’est H-10. L’armada est en route, précédée des dragueurs de mines. Chaque bâtiment se place dans le chenal balisé qui lui a été assigné. Amarrés aux transports, des ballons de barrage protègent la flotte contre les attaques possibles de la Luftwaffe allemande. A bord, dans les postes de commandement, aux affûts, dans les tourelles et les machines, on met une dernière main aux minutieux préparatifs précédant l’heure H. Dans le P.C. transmissions, l’activité est intense. Si nous sommes au régime silence, et ne pouvons donc pas transmettre, la réception, par contre, va bon train et devant les radars, la veille a été renforcée. Le Montcalm est fin prêt, avec un Etat-major et un équipage d’élite : 700 hommes bien entrainés, connaissant à fond leur croiseur, sont parés pour l’action.

6 juin, 2 heures : l’équipage, qui a capelé la tenue ad hoc avec cagoule et gants blancs, en protection contre les retours de flamme, est rappelé aux postes de combat. Au-dessus de la plus fantastique armada jamais assemblée défilent, par vagues, des centaines d’avions remorquant des planeurs lourdement chargés. (Plus tard, on apprendra qu’il s’agissait des parachutistes des 82e et 101e divisions aéroportées américaines des généraux Matthew Ridgway et James Gavin.) Lorsqu’il fera jour, nous verrons que tous ces appareils ont leurs ailes marquées de trois bandes blanches, signe de reconnaissance de l’aviation alliée pendant le débarquement de Normandie.

Dans le sillage de l’Arkansas, nous prenons le chenal qui va nous conduire à notre poste de mouillage pour y attendre l’heure H, à une trentaine d’encablures [environ 6 kilomètres] dans le nord de Port-en-Bessin. Le Georges Leygues s’ancre derrière nous et le HMS Glasgow et l’USS Texas vont prendre leur poste dans l’ouest, au large de la pointe du Hoc. La terre n’est pas visible, cachée par un rideau de fumée protecteur placé par les escorteurs de l’escadre. Nous arborons le petit pavois de circonstance, ayant hissé une longue flamme de guerre et le grand pavillon de bataille. Seule la flamme verte de la Croix de guerre manque au beaupré [le petit mat à la proue d’un navire], qui a été amené car nous sommes à la mer et, surtout, pour ne pas gêner la visée des affûts avant.

La force de bombardement O au large d’Omaha Beach le 6 juin 1944, avec, de gauche à droite, le Texas, le Glasgow, l’Arkansas, le Georges Leygues et le Montcalm. © Imperial War Museum
Le cuirassé Nevada fait feu sur Utah Beach, le 6 juin 1944. © National Archives

Vers 5 heures 30, le rideau de fumée s’est dissipé. Moment poignant : revoir la France, même si c’est au travers de jumelles et pendant les derniers moments de silence, car nous venons d’être repérés. (On se souviendra de l’ébahissement du commandant Werner Pluskat dans Le Jour le plut long lorsqu’il découvre des « milliers de bateaux » par l’ouverture de son blockhaus couvrant Omaha Beach…) La batterie de Longues-sur-Mer nous prend à partie. En dépit des instructions formelles de ne pas ouvrir le feu avant H-40 (5 heures 50), le régime silence est rompu. Ayant reçu l’accord de riposter, vers 5 heures 40, nous tirons la première salve sur notre pays… (Dans la journée, la batterie de Longues sera matée, accordant quelque répit aux bâtiments qui lui étaient exposés.) Maintenant, c’est un feu d’enfer. Des obus des grosses bailles [gros navires] visant l’artillerie allemande aux projectiles des péniches lance-roquettes labourant les plages de débarquement, l’action destructive devient un terrible crescendo, dans un vacarme assourdissant ! Le Texas et le Glasgow tirent comme des forcenés.

A 6 heures 30, le feu cesse. C’est l’heure H et les premières vagues d’assaut se dirigent vers les points d’abordage. C’est alors le début d’un défilé de barges chargées de troupes et de matériel, de DUKW et de tanks DD, tout ça orchestré depuis l’Augusta, où le général Bradley a établi son poste de commandement. Pendant la phase initiale de l’opération, notre tir est dirigé par des FOO (forward observation officers), des « mouchards » qui observent avec beaucoup de peine et de difficultés le tir des unités de bombardement. Ils sont à bord de spotters, de petits avions monomoteurs du type Seagull très exposés à la DCA ennemie. Durant cette première journée, nous en perdrons plusieurs. Dès que les têtes de pont auront été établies, ce seront des SFCP (shore fire control parties) qui, à terre, deviendront nos mouchards et contrôleront plus précisément notre tir sur des objectifs souvent situés derrière les falaises et invisibles de la mer.

Alors que sur Utah Beach, dans le secteur américain ouest, le débarquement se déroule sans grandes anicroches, la résistance sur Omaha est meurtrière, l’ennemi y étant solidement cramponné. En fin de matinée, la situation étant devenue critique – n-a-t-on pas pensé à un repli ? – la division reçoit le signal de l’amiral Bryant de « tout donner » pour faire cesser le massacre et ce n’est que dans l’après-midi de ce jour J que la tête de pont d’Omaha Beach pourra être établie. (Les pertes énormes de cette première journée ont valu à cette tête de pont d’être baptisée Bloody Beach.)

Les jours suivants ont été décrits dans tant d’ouvrages sur Overlord qu’en dire plus serait vouloir raconter de nouveau l’histoire. Les Alliés ayant la maitrise de l’air, la Luftwaffe n’a effectué que peu de sorties, et les croiseurs français, tirant de concert, ont pu abattre un [bombardier] Junkers 88, un des rares avions détectés durant notre présence en Normandie. Il était venu s’exposer aux pièces de DCA pour brouiller les radars en larguant des feuilles d’étain au-dessus de la flotte.

Le 7 juin, les Alliés étant maîtres des plages, chaque marée amène, avec le plein, des contingents importants et des convois entiers. L’un d’eux est escorté par la corvette française Rosalys. A la presse de 18 heures, la BBC annonce la présence des deux croiseurs français sur le théâtre d’opérations. A bord de l’Ancon, bâtiment P.C., le général Eisenhower est venu inspecter son œuvre et se rendre compte de la progression des opérations. Un poste d’observation allemand installé dans le clocher de l’église de Colleville-sur-Mer est défalqué [par les canons d’un destroyer américain] avec quelques dommages au vieil édifice !

Port-en-Bessin ayant été libéré par les Anglais du 47e commando de Royal Marines, le 11 juin dans l’après-midi, une délégation de notables et d’habitants du petit port monte à bord. Le pacha [commandant du navire] est descendu les accueillir à la coupée. Ils avaient reconnu les couleurs françaises dès le 6 juin et avec des fleurs de France, ils venaient nous embrasser et nous dire merci. Ils repartiront avec des présents de l’équipage et du maître commis, qui a ouvert la cambuse avec grande largesse. Bientôt, le vin manquera !

Pendant quelques jours, nous allons continuer à soutenir, avec nos canons de 152 millimètres, l’avancée des troupes vers Caen et Saint-Lô. Notre tir est très apprécié, mais nos soutes à munitions sont presque vides. De plus, nous devons souvent répondre négativement aux demandes de support, les objectifs qui nous sont désignés étant fréquemment hors de portée de nos pièces.

Des officiers américains surveillent les opérations de débarquement depuis la passerelle du croiseur Augusta, le 8 juin 1944. © National Archives
La flotte alliée au large d’Omaha Beach, vue depuis le navire de commandement Ancon, le 6 juin 1944. © National Archives

Le 14 juin, nous apprenons que le général de Gaulle, arrivé en France à bord de La Combattante, à laquelle il a remis la Croix de guerre, s’est rendu à Bayeux. Dans le tome L’Unité : 1942-1944 de ses Mémoires de guerre, le Général ne consacrera qu’un très court passage à Overlord. « A cette action », écrira-t-il sommairement, « se joignit celle d’une division de deux croiseurs, Georges Leygues et Montcalm, commandée par l’amiral Jaujard et qui prit, devant Port-en-Bessin, une part très efficace au bombardement des plages, puis au soutien des troupes débarquées ». Du commandant Kieffer, le Général ne dira qu’il « sauta sur la plage de Ouistreham avec les premiers éléments alliés ». C’est tout ! Pourquoi ? Peut-être parce que les Français, dans Overlord, étaient sous commandement anglais et américain ?

Le 15 juin, après les couleurs du soir, nous levons l’ancre et appareillons avec le Georges Leygues. En gagnant le large, nous rendons les honneurs aux bâtiments de l’escadre restant sur rade et, après une dernière « berloque » [un salut naval], nous mettons le cap sur Milford Haven [au pays de Galles] où nous allons « faire » des vivres, du mazout et des munitions. Pour nous, Overlord est terminée. Nous y avons joué un rôle non négligeable qu’il ne faut pas sous-estimer ! Une autre mission nous attend : le 15 août, battant la marque de l’amiral Jaujard, le Montcalm, à la tête d’une escadre française, se trouvera devant Saint-Tropez pour l’opération Dragoon. Le débarquement en Provence, nouveau foyer de la libération de la métropole, deuxième élan vers Berlin et une des dernières phases d’un long cauchemar.

Sur les cartes et dans les documents publiés pour marquer le 40e anniversaire du D-Day en 1984, aussi bien que dans les brochures et sur les représentations d’Overlord qui ont été émises par des organismes français pour commémorer le cinquantenaire du « jour le plus long », il n’est pas fait mention de la présence de ces deux croiseurs devant Omaha Beach. Aucun petit pavillon tricolore n’y figure aux côtés de la bannière étoilée, de l’Union Jack et de l’emblème à feuille d’érable. Et pourtant, comme aurait pu dire Walter Cronkite pour terminer sa célèbre émission, we were there.

Le croiseur léger Montcalm

Lancement : 1935
Mise en service : 1937
Démolition : 1969
Equipage : 700 hommes
Déplacement : 7 000 tonnes
Armement principal hors DCA : 9 canons de 152 millimètres et 4 tubes lance-torpilles de 550 millimètres

Le Montcalm, qui a pris part à la campagne de Norvège à Namsos et à Narvik en 1940 avec le corps expéditionnaire français, est la seule unité de la Marine nationale à avoir participé aux trois opérations de la libération du territoire français : la Corse en septembre 1943, la Normandie dès l’aube du jour J et, le 15 août 1944, la Provence. Cité plusieurs fois à l’ordre de l’armée de mer, la fourragère de la Croix de guerre lui a été remise en 1945.


Article publié dans le numéro du 21 mai 1994 de France-Amérique