Portrait

Le pilote qui n’avait pas froid aux yeux

Au tournant des années 1960, le Français Dominique Prinet a sillonné le Grand Nord canadien aux commandes de coucous rudimentaires. Pilote de brousse, il revient sur ses aventures aux confins du monde habité dans un livre haletant, récemment traduit en français, et raconte entre les lignes l’exploitation de l’Arctique et la destruction de la culture autochtone.
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Sur l’île Borden, dans l’Arctique canadien, en février 1969. © Dominique Prinet

Plus de cinquante ans après, Dominique Prinet se souvient comme si c’était hier de son périple vers l’île Borden – huit jours au cœur de la nuit polaire par -55°C, « le vol le plus atroce » de sa carrière. C’était en février 1969. Le groupe pétrolier français Elf vient alors d’obtenir des permis d’exploration dans un archipel de l’océan Arctique, il faut convoyer sur place une équipe de spécialistes chargés de reconnaître le terrain. Le pilote et ses trois passagers, emmitouflés dans leurs sacs de couchage, mettent le cap au 360° : plein nord. Sous les skis de leur DHC-3 Otter, le paysage qui défile est uniforme. La neige recouvre les lacs et les rivières gelées, privant Dominique Prinet de ses points de repère.

« Tout était plat et blanc », explique le Français. « Je ne voyais qu’un immense champ de neige. Je ne savais pas où commençait la terre et où commençait la banquise. » Pour économiser le carburant, parce que le vol ce jour-là dure 11 heures et qu’il n’y a qu’un seul dépôt d’essence sur le trajet, quelques barils dissimulés sous la neige, l’habitacle n’est pas chauffé : il fait tellement froid à bord que la bouteille de whiskey des prospecteurs gèle ! Ce n’est pas tout. Le froid raidit les commandes et presqu’au-dessus du pôle Nord magnétique, le compas est inutilisable. Pour se repérer, le pilote s’en remet aux étoiles… et au soleil pendant les quelques minutes où il apparait à l’horizon à midi. « Ce vol m’a terrorisé », se souvient-il. « Mais dans ce métier, il faut savoir rester calme, sourire aux passagers alors que vous avez la peur au ventre. »

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A midi sur l’île Borden, en février 1969. © Dominique Prinet

Cap à l’ouest

Dominique Prinet a 25 ans lorsqu’il arrive au Canada. Aîné d’une « vieille famille traditionnelle », il a raté le concours d’entrée à l’Ecole normale supérieure et atterrit dans une formation d’ingénieur en électronique qui ne l’intéresse pas. Ecrasé par les réussites de ses proches – plusieurs docteurs, un grand peintre, un prix Nobel de physique, un président de l’Académie de médecine, un conservateur en chef de la Bibliothèque nationale de France, le médecin de la famille royale anglaise et du dernier tsar de Russie –, le jeune adulte sombre. « Soit je sautais d’un pont pour en finir », explique-t-il, « soit je renonçais au monde tel que je le connaissais ». Il choisira la deuxième option.

Rongé par la honte, convaincu d’être « l’idiot de la famille », il s’enfuit à Vancouver, où il débarque en janvier 1965 avec 200 dollars en poche. Il s’imagine déjà scieur de long, comme dans les romans de Jack London. Les camps de bûcherons fermés pour l’hiver, Dominique Prinet décroche finalement un poste de pilote instructeur : il vole depuis l’âge de 16 ans, a rencontré le président Eisenhower lors d’un programme d’échange des Cadets de l’air aux Etats-Unis et a financé ses études en donnant des cours dans un aéro-club de la région parisienne. Grâce à un fonctionnaire canadien qui le prend sous son aile, il obtient rapidement l’équivalence locale de ses brevets.

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L’avenue Franklin, l’artère principale de Yellowknife, en 1966. © Dominique Prinet
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Dominique Prinet devant un DHC-3 Otter à Yellowknife, en janvier 1969. © Dominique Prinet

Un jour qu’il traverse les montagnes Rocheuses avec des passagers, on lui offre un emploi de pilote de brousse dans les Territoires du Nord-Ouest. Cette vaste région du Grand Nord canadien s’ouvre alors à l’exploitation et les compagnies aériennes ont besoin de main d’œuvre : l’avion – à roues, à skis ou à flotteurs, selon la saison – est souvent le seul moyen pour rejoindre les zones de prospection, les mines et les gisements de pétrole, d’uranium ou de gaz naturel. C’est ainsi que Dominique Prinet pose ses bagages à Yellowknife (population : 3 500 habitants), à 1 500 kilomètres au nord d’Edmonton au bout d’une route de gravier, « la dernière escale avant l’Arctique ».

Le Français y passera quatre saisons. Employé par Gateway Aviation, il est payé entre 2 et 4 cents du kilomètre et vole sept jours sur sept, de jour comme de nuit, jusqu’à 200 heures par mois. Un rythme éreintant qui lui permet de reprendre ses études à Montréal. « En trois mois d’été, je gagnais assez d’argent pour payer les déplacements, les frais universitaires […], le loyer et la nourriture », raconte-t-il. « J’ai fini mes diplômes pour apaiser ma famille et puis je suis devenu pilote de brousse. Je roulais des barils d’essence de 200 litres, refaisais le plein avec une pompe à main […] et chargeais et déchargeais du matériel pour creuser des trous dans l’Arctique. J’étais aux anges. »

« Mes balades loin de la civilisation »

C’était avant les GPS et les logiciels de navigation sur iPad. Les cartes du Grand Nord étaient approximatives. Les pilotes volaient à vue, en se fiant aux replis du terrain, aux gorges et aux rivières. Dominique Prinet décollait de la piste en dur de Yellowknife ou de la surface du grand lac des Esclaves, son hydravion chargé de matériel : outils de forage, bateaux gonflables, pompes, planches de bois, caisses de dynamite, chiens d’attelage, peaux de phoques ou de castors, sacs d’or… Ses clients ? Des géologues, des hydrologues ou des ornithologues, des prospecteurs, des trappeurs ou des touristes américains partis taquiner l’omble chevalier, un saumon de l’Arctique qui remonte les rivières à la fin de l’été. Il emporte aussi des réservoirs supplémentaires, des vivres, un sac de couchage et un fusil Lee-Enfield de la Seconde Guerre mondiale, capable de résister au froid polaire. Au cas où.

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A la recherche de deux prospecteurs, près du Grand lac de l’Ours. © Dominique Prinet

Dans cette immense région, où le courrier prend parfois un mois pour atteindre les campements les plus reculés, le pilote est aussi aventurier, mécanicien, infirmier et pompier. Le prêtre qui vit dans les villages, souvent un Breton ou un Normand, possède une radio haute-fréquence : c’est lui qui relaye les messages et donne l’alerte. Les avions transportent les blessés, larguent de l’eau sur les feux de forêt et aident à rassembler les troupeaux – comme en 1966, lorsqu’il a fallu vacciner plus de 2 000 bisons contre la maladie du charbon ! Ils participent aussi au ramassage scolaire. A la fin de l’été, les compagnies aériennes étaient réquisitionnées par le gouvernement pour faire la tournée des villages autochtones et emmener les enfants vers les pensionnats plus au sud. Une page sombre de l’histoire nord-américaine, aujourd’hui condamnée pour sa cruauté.

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Sur la côte arctique, près de Baychimo Harbour. © Dominique Prinet
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Des enfants inuits à Tuktoyaktuk, un hameau au bord de l’océan Arctique. © Dominique Prinet

« Ce n’est que bien plus tard que je me suis rendu compte du drame de la destruction de la culture autochtone », témoigne Dominique Prinet. « Lorsque les enfants revenaient dans leur village [à la fin de l’année scolaire], après avoir dormi dans des lits et mangé à table dans des assiettes, ils se sentaient mal à l’aise dans un milieu qu’ils considéraient comme arriéré. Quand j’y repense, je suis affolé par ce que j’ai fait. » Un même pincement sert la gorge du vieux pilote lorsqu’il évoque le jour où sa femme et lui ont failli mourir de froid, en novembre 1971. Ils étaient partis reconnaître la surface gelée d’un lac non loin de Fort Reliance, à l’est de Yellowknife, lorsque leur Cessna 180 est passé à travers la glace.

Tout autour d’eux était gris. Il régnait dans le cockpit « un silence de cathédrale » et l’eau s’engouffrait à gros bouillons. L’avion était en train de couler. Malgré leurs lourds vêtements mouillés, le couple parvient à se dégager et prendre pied sur la rive. Il fait -30°C : sans feu, ils ne survivront pas plus de 20 minutes. Leur anorak et leurs bottes fourrées sont déjà gelés. « Ma femme commençait à ralentir. Je lui ai dit de marcher sans s’arrêter, sans jamais s’arrêter. » Pendant ce temps-là, Dominique Prinet parvient à fracturer la porte d’une cabane abandonnée. Il a de plus en plus de mal à se mouvoir et à réfléchir. Ses doigts sont recroquevillés par le froid, « presque inutilisables », lorsqu’il déniche des allumettes et parvient enfin à allumer un feu dans un poêle. Ils sont sauvés. Un mois auparavant, deux jeunes Autochtones sont morts gelés après avoir chaviré en canoë sur un lac non loin.

La fin du rêve arctique

Sous ces latitudes, la mort fait partie de la vie. En mai 1959, deux pilotes ont retrouvé un groupe de trappeurs partis de Yellowknife dix mois auparavant. À proximité d’un SOS formé à l’aide de branches de sapins se trouvaient deux hommes « dans un état squelettique, l’un d’eux fortement traumatisé ». Deux autres sont morts en essayant de rejoindre à pied la civilisation ; le cinquième a préféré se « pulvéris[er] à la dynamite ». Sur un promontoire dominant la ville, un monument de pierre rend hommage aux aviateurs disparus et aux aventuriers qui « ont rompu le silence du Grand Nord […] et joué un rôle capital dans le développement économique de la région ».

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Au-dessus de l’île Victoria, dans l’Arctique. © Dominique Prinet

Dominique Prinet quittera Gateway Aviation en décembre 1971. Après un poste d’économiste chargé de mesurer l’impact des projets de gazoduc dans les Territoires du Nord-Ouest, il sera tour à tour vice-président de Nordair et de Canadian Airlines, avant de redresser Air Tanzania, en Afrique, et de revenir à Vancouver pour y enseigner la voile et la navigation aux étoiles (il publiera quatre livres sur le sujet). Il a désormais 83 ans et n’a plus volé depuis longtemps. « Il faut diminuer la consommation de pétrole », lâche-t-il, conscient du rôle qu’il a joué dans l’exploitation des ressources de l’Arctique. Les tempes blanchies, il se désole de voir son ancien « terrain de jeu » transformé en usine à ciel ouvert.

Sa dernière visite à Yellowknife l’a déçu. La petite ville du Far West, devenue capitale des Territoires du Nord-Ouest en 1967, compte aujourd’hui 20 000 habitants : elle est « très civilisée, pleine de fonctionnaires, de béton et de feux rouges. On dirait une banlieue américaine ! » Même constat pour les communautés autochtones, polluées par « l’arrivée de matériel, de moteurs diesel, de fumée, de plastique et de piles d’ordures », devenues trop grandes pour pouvoir vivre de la nature comme autrefois. « Le Canada m’a sauvé, mais je suis navré de voir la manière dont les Premières Nations sont traitées. On leur impose un mode de vie qui ne leur convient absolument pas. »


Pilote du bout du monde : Souvenirs d’un pilote de brousse dans le Grand Nord
de Dominique Prinet, Les Editions JCL, 2022.

Pour aller plus loin

En 2015, le journaliste et dessinateur américain Joe Sacco s’est rendu dans les Territoires du Nord-Ouest à la rencontre du peuple déné, dont les terres sont ravagées par les compagnies de gaz de schiste. Il raconte leur histoire, entre survie et résistance, dans l’édifiante bande dessinée Payer la terre, traduite de l’anglais par Sidonie Van den Dries et coéditée en 2020 par Futuropolis et la revue XXI.