Editorial

Les Français aiment jouer à la révolution

Le 14 juillet, les Américains fêtent Bastille Day. Le 14 juillet, les Français célèbrent plus que la fête nationale et l'anniversaire de la prise de la Bastille : ils célèbrent l'esprit de la Révolution de 1789.
© Olivier Tallec

« Les Français sont plus doués pour faire la révolution que des réformes », écrit Alexis de Tocqueville dans son carnet de notes, en 1848. Député du département de la Manche, il parcourt Paris en révolte, ceint de son écharpe tricolore avec l’espoir de n’être pas pris à partie, pour se rendre compte par lui-même de l’ampleur des combats sur les barricades entre l’armée et les ouvriers. En cet été 2016 de rébellion contre le gouvernement, c’est l’extrême gauche qui s’oppose à la gauche. Mais on ne voit pas de barricades dans la capitale : après les « événements » de Mai 68, les pavés ont été remplacés par du bitume et Paris est devenue une ville bourgeoise. Les manifestations à caractère révolutionnaire affectent surtout la province où des syndicalistes d’obédience marxiste brûlent des montagnes de pneus pour bloquer des centres de distribution d’essence.

La tentation révolutionnaire reste une constante politique et culturelle dans la France contemporaine. Seules des minorités actives, syndicats et enseignants trotskystes, se livrent à des actes de violence, mais les sondages nous apprennent que 60 % des Français estiment légitime cette résistance à une modeste libéralisation du marché du travail proposée par le gouvernement de François Hollande. Cette mini révolution de 2016 n’oppose pas la droite conservatrice à une gauche ouvriériste, comme en 1848, mais une gauche en voie de réconciliation avec l’économie réelle contre une gauche utopique, anticapitaliste et hostile à toute réforme perçue comme une « américanisation » de la société française. Au cours des siècles, les partis en présence et les arguments évoluent, mais l’idée même de révolution reste immuable et plutôt respectable : ce qui est unique à la France.

Cette singularité s’explique par la glorification de la Révolution de 1789, considérée comme fondatrice de la France moderne. Incessamment célébrée, jamais disputée, enseignée à tous comme unique et parfaite, la Révolution est propagée comme forcément positive. Qu’elle ait débouché sur la Terreur, dès octobre 1789, des massacres de masse en 1793 puis la dictature de Napoléon, peu importe ! Ce ne furent, nous enseigne-t-on dès l’école, que des accidents de parcours. La « Révolution est un bloc », a déclaré Georges Clemenceau, journaliste et homme d’Etat, dans un célèbre discours électoral de 1891. Il fallut attendre l’historien François Furet, professeur à Paris et Chicago, auteur de Penser la Révolution française (1978), pour distinguer entre les deux Révolutions françaises, celle de 1789, d’essence libérale et celle de 1793, totalitaire. Mais cette distinction subtile, bien qu’adoptée aujourd’hui par la plupart des historiens, n’a guère affecté le sentiment populaire favorable à « la Révolution en bloc ». Ainsi, tout parti, tout mouvement social ou intellectuel qui se réclame de la Révolution, se pare automatiquement d’une sorte de légitimité historique incontestable. Les Communistes français avaient compris cela dès la création de leur parti en 1920, toujours vivace, ce qui est une exception en Europe, en se réclamant non pas de Lénine mais des Jacobins de 1793 et des Communards parisiens de 1871. La rhétorique des Communistes et des Trotskystes, depuis bientôt un siècle, est qu’ils sont les héritiers et les continuateurs de la Révolution française, enracinés dans l’histoire longue d’une France immuable. En 1981, j’ai souvenir que François Mitterrand, tout juste élu président avec le soutien du Parti communiste, expliquait à ses interlocuteurs des milieux intellectuels, qu’il allait parachever l’œuvre de la Révolution, initiée en 1789 mais qui restait à compléter. Ce qui se traduisit alors par une campagne d’opprobre contre les « riches » et la confiscation par l’Etat de toutes les grandes entreprises. En 1986, elles furent restituées par le gouvernement de Jacques Chirac à leurs propriétaires.

S’il est glorieux en France de se réclamer de la Révolution, on observe que le terme recouvre les positions idéologiques les plus contrastées. En 1940, le Maréchal Pétain déclare que la transformation de la France en société fasciste est une « Révolution nationale ». En mai 1968, les étudiants font la révolution : mais la revendication première était la liberté sexuelle, l’éviction des « vieux », ce qui avait conduit le sociologue Raymond Aron à définir Mai 68 comme une représentation théâtrale de la révolution plutôt qu’une révolution. La rébellion de 2016 est de forme révolutionnaire, mais les brûleurs de pneus ont pour exigence prioritaire le maintien du statu quo : il leur importe que rien ne change et que la gauche n’épouse pas les temps modernes. Par un étrange retournement du sens, la Révolution s’est muée en une nostalgie de la Révolution d’hier, un age d’or situé dans le passé plutôt que dans le futur. La Révolution est devenue une révolution, un tour complet avec retour au point de départ : seule subsiste intacte l’analyse de Tocqueville.

Que célèbre-t-on le 14 juillet ?

Pour les Américains, le 14 juillet est Bastille Day. Mais pour les Français qui n’utilisent pas cette expression, la commémoration est plus ambigüe. En 1880, la Chambre des députés a proclamé le 14 juillet comme fête nationale mais sans trouver d’accord entre la droite et la gauche sur ce que l’on célébrait au juste. A gauche, on invoquait le 14 juillet 1789, prise de la Bastille, symbole de la Tyrannie. Pour la droite, la fête nationale faisait référence au 14 juillet 1790, Fête de la Fédération, qui fut célébrée au Champ de Mars à Paris, avec messe en latin et défilé de représentants de toutes les vieilles provinces françaises, le temps de la réconciliation nationale. Au terme d’un débat houleux, les députés ne parvinrent pas à trancher entre ces deux 14 juillet. Chacun, aujourd’hui, a donc le choix entre fêter la révolution ou la réconciliation.