Éditorial

Les hauts et les bas de l’amitié franco-américaine

La relation franco-américaine n’a pas toujours été au beau fixe. L’appui de la France à l’indépendance des Etats-Unis n’a jamais été contesté mais, depuis lors, nos deux pays s’opposent en une incessante guérilla financière, commerciale et stratégique. Ce sera l'enjeu de la rencontre entre Emmanuel Macron et Joe Biden.
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© Antoine Moreau-Dusault

Rappelez-vous la guerre d’Irak, en 2003. Jacques Chirac rompt avec George W. Bush en refusant de s’allier à la destruction du régime de Saddam Hussein. L’enlisement de l’armée américaine lui donnera raison mais, à l’époque, les Américains ne l’acceptent pas. A Washington, on décide de changer le nom des frites à la cantine du Congrès, de French fries en Freedom fries. (Tant pis pour Thomas Jefferson qui, découvrant les frites à Paris, les avait introduites au menu de la Maison-Blanche.) L’ambassadeur de France à l’époque, Jean-David Levitte avait une crainte supplémentaire : le Congrès allait-il remiser le buste de La Fayette qui, dans la rotonde du Capitole, faisait face à celui de Washington ? L’anecdote est pittoresque, mais symbolique d’une relation franco-américaine qui fut souvent orageuse, sans jamais sombrer. Des orages que s’abstient de mentionner la nouvelle ambassadrice des Etats-Unis à Paris, Denise Bauer, une militante du parti démocrate : à l’entendre, tout va bien, rien à signaler. Ce qui témoigne de son talent diplomatique ou de son indifférence à une longue histoire.

Histoire d’argent avant tout. Depuis la guerre d’indépendance, à chaque conflit, la France a prêté aux Etats-Unis, ou l’inverse. Et chacun a rechigné à rembourser sa dette. Les avances consenties aux insurgents par le gouvernement de Louis XVI ont-elles été restituées ? Oui, selon les historiens américains ; du côté français, on en est moins sûr. Après les guerres napoléoniennes, le malentendu fut plus sérieux. Le gouvernement de Louis XVIII reconnaît que le blocus continental, imposé par Napoléon, ruina le commerce maritime des Etats-Unis et que nombre de leurs vaisseaux furent saisis ou détruits. Une somme est avancée par les Américains que les souverains français n’ont pas l’intention de régler. Le président Andrew Jackson envisage sérieusement de déclarer la guerre à la France : le Congrès le désavoue. Tout s’arrangera avec Louis-Philippe, qui avait vécu en exil aux Etats-Unis au moment de la Révolution française. Un accord est passé avec l’ambassadeur américain à Paris, pour cinq millions de dollars de l’époque, qui seront payés.

Après la Première Guerre mondiale, la France récidive : on estime que le sang versé des deux côtés devrait effacer la dette. Les présidents républicains ne l’entendent pas ainsi. Calvin Coolidge, notoire pour la brièveté de ses propos, déclare : « They hired the money, didn’t they ? » A Paris, on réplique à la française, en dépêchant à Washington le plus célèbre des ambassadeurs, l’écrivain Paul Claudel. Il leur parlera de poésie pendant les sept ans de son séjour. Qui oserait lui parler d’argent ? Franklin Roosevelt élu, Paul Claudel s’en retourne en France ; le solde de la dette se perd dans les sables de la Seconde Guerre mondiale. Une nouvelle dette, mais largement compensée par les dons du plan Marshall, sera acceptée en 1946 par les Français, payable et payée en monnaie dévaluée.

A la guérilla sur les dettes succédera celle du commerce, avec la guerre du poulet de 1961-1964 : l’Europe taxe les importations de volailles américaines, le temps de développer des élevages nationaux à prix de revient comparable. En représailles, Lyndon Johnson augmentera en décembre 1963 les droits de douane sur le cognac et l’armagnac français ! Cet épisode inaugura des querelles incessantes, toujours vives, dont la rivalité entre Boeing et Airbus (ou entre Tesla et ACC, le consortium franco-européen qui planche sur les batteries des véhicules électriques de demain) est la plus notoire. Dans la foulée, Emmanuel Macron proposera un Buy European Act pour contrer le Buy Americain Act de 1933, musclé par Joe Biden. L’amitié n’exclut pas la concurrence, loyale ou déloyale.

Les désaccords stratégiques sont plus lourds de conséquences : quand le général de Gaulle quitte le commandement militaire de l’OTAN en 1966, ce n’est pas seulement pour se venger de la haine que Franklin Roosevelt lui portait. Il estime que l’Europe doit incarner une troisième voie entre les Etats-Unis et l’Union soviétique. La guerre froide terminée, Nicolas Sarkozy, peu tiers-mondiste, réintègre l’OTAN. Est-ce à dire que le rêve gaullien d’une Europe distincte est éteint ? Pas vraiment. Alliés dans la guerre en Ukraine, Emmanuel Macron et Joe Biden ne tiennent pas exactement le même discours. Les Américains envisagent d’affaiblir la Russie une fois pour toutes. Les Français veulent sauver l’Ukraine, mais estiment que la Russie ne disparaîtra pas : elle restera notre voisine, turbulente.

La relation franco-américaine ne se joue pas que sur le champ de bataille, ni entre banquiers. Là, Denise Bauer a raison : le ciel est serein des deux côtés de l’Atlantique et les échanges culturels intenses. L’antiaméricanisme de tradition chez les intellectuels français est, aujourd’hui, archaïque. La vieille opposition France éternelle versus américanisation a laissé place à un débat plus sérieux : démocratie contre despotisme. Là, France et Etats-Unis sont évidemment du même bord.

 

Editorial publié dans le numéro de décembre 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.