Liberté, égalité, fraternité, sans gluten

Chips, sauces et soupes sans gluten, bretzels, bière et pain sans gluten, sans oublier les bâtonnets au fromage, au poisson, au soja et autres gressins sans gluten. Voici quelques exemples parmi les milliers de produits proposés l’automne dernier lors de la plus grande foire annuelle consacrée aux aliments sans gluten aux Etats-Unis, à en croire le New Yorker.

Cette divine profusion ne s’explique pas par un soudain pic du nombre de cas d’affections cœliaques — une maladie auto-immune concernant environ 1% de la population, sérieusement handicapante et potentiellement grave, synonyme de détérioration intestinale, entraînant des troubles de la digestion qui ne peuvent être soignés qu’en bannissant le gluten sous toutes ses formes —, mais plutôt par l’étonnante prolifération, largement auto-diagnostiquée et médicalement infondée, d’une intolérance au gluten. Vingt millions d’Américains affirment souffrir de troubles divers après avoir consommé l’un des innombrables produits contenant du gluten, et pas moins d’un tiers des adultes tentent de bannir le gluten de leur régime alimentaire.

D’un point de vue démographique, il serait imprudent de ne pas les prendre au sérieux ; de par leur nombre, leur détermination et leur virulence, ils pourraient s’apparenter à une sorte de mouvement social. Ils ne se soucient guère de justifier de la soudaine toxicité d’une substance consommée depuis la nuit des temps. (Le gluten est principalement composé de deux protéines, la gliadine et la gluténine, qui permettent à la pâte de lever, entre autres choses.) Pas plus qu’ils ne s’embarrassent d’arguments scientifiques : les génomes du blé n’ont pas changé de manière significative au fil du temps et le gluten en lui-même n’est pas un poison. Comme Gwyneth Paltrow et Lady Gaga, ils savent juste qu’ils se sentent mieux depuis qu’ils ont banni le gluten que l’on retrouve dans une multitude de produits de base tels que le pain, les pâtes ou la bière, et dans des milliers d’aliments industriels. Un épisode récent de South Park a joyeusement dépeint la mouvance sans gluten comme une force politique non négligeable, l’Etat ordonnant des fouilles chez les particuliers pour retirer ces maudits produits au gluten, et les foules incendiant des champs de blé.

Une histoire désormais typiquement américaine, vue la fascination qu’entretient notre nation à l’égard des régimes (Scarsdale, Atkins, Ornish, South Beach, Paleo), et un marché estimé à 6 milliards de dollars en 2015 pour les seuls aliments sans gluten (la dynamique capitaliste s’étant toujours bien nourrie du développement personnel). On pourrait objecter que ce n’est qu’une manifestation de plus de l’extravagance américaine, la manifestation de la fameuse exception américaine… sauf que le phénomène a traversé les océans et semblerait s’être sérieusement implanté en France, entre autres lieux.

Si la tendance n’y est pas encore très répandue, elle est cependant en plein essor. Calquée sur le syndrome américain, elle possède néanmoins ses propres caractéristiques, témoignant du rapport singulier que les Français entretiennent à leur alimentation : des omnivores aussi circonspects qu’exigeants et angoissés, traumatisés par la maladie de la vache folle, préoccupés par les OGM et la viande dopée aux hormones et autres antibiotiques. Nombre de Français le confessent volontiers : ils ne savent plus trop ce qu’il est bon d’ingérer. La niche du bio représente un véritable sanctuaire pour les consommateurs ; et la stigmatisation du gluten en appelle d’autres. Le marché hexagonal — 18 millions d’euros en 2012 — est bien plus modeste que son homologue américain mais il est en pleine croissance, désormais soutenu par des acteurs majeurs de la grande distribution, tel Auchan au slogan engageant (et trompeur) : « Vivre mieux sans gluten ». Le tournoi de tennis de Roland-Garros débute à l’heure où j’écris ces lignes, et plus personne en France n’ignore que Novak Djokovic doit sa forme de surhomme à son régime sans gluten.

Familier de Radio Pétrin, j’ai vu cette stigmatisation du gluten pénétrer le monde des meuniers et des boulangers et commencer à le déstabiliser. La majorité silencieuse espère en tremblant que la menace représentée par cette tendance disparaîtra avec le temps, sans éroder un peu plus encore la consommation de pain qui a décliné de façon spectaculaire au cours du XXe siècle, avant d’atteindre un seuil (faible) ces dernières années. D’autres, plus entreprenants suggèrent des alternatives plus ou moins fiables à cette mode du sans gluten, allant de produits fabriqués dans les boulangeries traditionnelles, au risque d’une contamination indirecte, jusqu’à des productions industrielles, qui récompensent les principaux rivaux d’artisans dont les ateliers, indépendants et peu nombreux, intéressent de par leur créativité. Les artisans boulangers, fidèles à leur contre-culture, sous-entendent que leurs « vieilles variétés » de blé préservent de l’intolérance grâce à des taux de gluten plus faibles et qualitativement moins nocifs (une critique pas franchement subtile en direction des meuniers de l’establishment qui ont consacré peu de temps et d’argent en recherche et développement).

La peur du gluten est, en France, de la plus haute importance car c’est le pays du pain par excellence. Consubstantiel à l’histoire de la France, le pain définit une certaine idée de la francité, que ce soit en gastronomie et dans la vie. Avec le réseau le plus dense d’artisans boulangers au monde — 32 000 —, le pain aide à tisser le lien social et affirme l’exception culturelle française jour après jour, une tranche après l’autre, 10 milliards de baguettes par an. Excepté dans les cas médicalement avérés, l’aversion au gluten est une véritable menace pour la santé de la France, pour son héritage culturel et la mystique de la « French touch » à travers le monde.

Steven Kaplan, ancien professeur d’histoire européenne à l’université Cornell, est un spécialiste mondialement reconnu de la culture et du pain français. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Le Retour du bon pain (Good Bread Is Back) en 2002, et Le Pain maudit en 2008.

Article publié dans le numéro de juillet 2015 de France-Amérique.

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