Objet culte

Louboutin : de Versailles à la Maison Blanche

Les Américains le surnomment « le dieu de la chaussure », il préfère le terme de « soulier ». En trente ans, Christian Louboutin a fait des semelles rouges l'un des emblèmes du chic à la française.
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Hyacinthe Rigaud, Portrait de Louis XIV en costume de sacre, 1701. © Musée du Louvre

Né dans un milieu modeste dans le Paris des années 1960, Christian Louboutin est un autodidacte au tempérament d’artiste : passionné de chaussures, il crée sa première paire – en peau de maquereau ! – en 1978. Il travaille alors aux Folies Bergère et hante les nuits du Palace ; il y rencontre le chausseur Charles Jourdan, rencontre déterminante. Un an plus tard, Louboutin remet au goût du jour les ballerines matelassées de Chanel. Mais sa vocation, c’est l’escarpin aux talons vertigineux qui perche les femmes à 10, 12, voire 16 centimètres du sol, au point de modifier leur démarche. Ces talons sont « emblématiques de la féminité érotique », explique Valerie Steele, directrice du musée du Fashion Institute of Technology (FIT) à New York qui possède une importante collection de chaussures – pas moins de 4 000 ! – de toutes les époques.

En 1988, Louboutin devient l’assistant d’un autre créateur de la chaussure, Roger Vivier. « Il est devenu mon mentor, l’incarnation du Parisien élégant et distingué, courtois, tel un personnage de Lubitsch », dira-t-il. Après une parenthèse de deux ans passée à dessiner des jardins entre l’Europe et New York, il revient finalement à son premier amour, le design de souliers. Il ouvre une boutique boudoir rue Jean-Jacques Rousseau à Paris, en 1991. Dans son atelier, derrière une porte, à l’heure du thé, les amis passent et Christian honore les commandes les plus extravagantes. Artisanale et indépendante, la boutique écoulera cette année-là 300 paires en série limitée.

Cet obscur objet du désir

Alors qu’il dessine une série de modèles, un déclic s’opère. « Quelque chose n’allait pas », confie-t-il à l’écrivain Eric Reinhardt dans un ouvrage qui lui est consacré, paru en 2011 aux Editions Rizzoli. « Il m’a fallu quelque temps pour comprendre : c’est parce que la semelle était noire. J’ai arraché des mains de Sarah, mon assistante de l’époque, son vernis à ongles, et coloré la semelle en rouge : grâce à la couleur, qui a agi comme un révélateur, le dessin est réapparu. » Mais cette anecdote racontée par Louboutin fait l’impasse sur une ancienne tradition française, celle des talons rouges imposée par Louis XIV à la Cour de Versailles.

On raconte que le roi allant souper aux Halles de Paris en revint avec des talons trempés de sang de bœuf. Il en fit une mode à laquelle se rallia la noblesse. Avant que l’expression ne devienne désuète, on disait en France d’un aristocrate, vrai ou faux (et prétentieux) : « Il est très talon rouge. » De Versailles, le talon rouge révisé par Louboutin est devenu l’emblème de l’aristocratie contemporaine, celle de l’argent et des médias. Et de Melania Trump, en Louboutin sur quasi toutes ses photos officielles.

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Melania Trump, en Louboutins à semelle rouge, et Brigitte Macron. © Shawn Thew/EPA-EFE/Shutterstock

Le passage par sa boutique, dans les années 1990, de Caroline de Monaco et d’Anna Wintour, la directrice du Vogue U.S. qui lui accordera deux articles, font décoller la carrière de Louboutin. La même année, il double sa production. On aperçoit ses escarpins aux pieds des stars pendant le festival de Cannes, sur la scène du Crazy Horse. « J’enfile mes Louboutins », chante Jennifer Lopez en 2009 dans la chanson « Louboutins ».

L’escarpin devenu culte

Louboutin conçoit aussi des chaussures pour hommes, mais c’est la chaussure pour femme qui le rend célèbre, notamment les talons – bien qu’il crée également des chaussures plates – et la semelle rouge qui est à Christian Louboutin ce que la petite robe noire était à Coco Chanel : une signature. Intemporelle, elle est indissociable du nom de son créateur. Au point que Louboutin traîne la maison Yves Saint Laurent devant les tribunaux pour « concurrence déloyale » lorsque celle-ci lance à son tour des modèles aux semelles rouges aux Etats-Unis. La justice lui donnera raison.

« Les diamants ne sont peut-être plus les meilleurs amis de la femme, comme dit le proverbe : sa paire de Jimmy Choos et ses Christian Louboutin sont probablement devenues plus chères à leurs yeux », écrit Joan DeJean dans son essai Du style : Comment les Français ont inventé la haute couture, la grande cuisine, les cafés chic, raffinement et l’élégance. La chick lit (littérature de filles) achève de populariser l’escarpin Pigalle aux Etats-Unis, soulier fétiche de Lauren Weisberger, l’auteur du Diable s’habille en Prada. L’actrice Sarah Jessica Parker les porte dans la série Sex and the City et Nicole Kidman se les autorise comme seule touche de couleur aux funérailles de la princesse Diana.

Quinze boutiques aux Etats-Unis

En 1994, la première boutique Louboutin ouvrait ses portes aux Etats-Unis, à New York. Aujourd’hui, la marque y possède quinze points de vente, dont trois à Las Vegas, trois à New York et d’autres à Chicago, Houston, Atlanta, Miami, Dallas et San Francisco. Il va de soi que Louboutin est présent à Hollywood, où il a deux points de vente, et à Beverly Hills.

En septembre dernier, le Conseil de la Couture du Musée du Fashion Institute of Technology de New York lui remettait le Couture Council Award 2019 : une récompense annuelle pour un créateur de mode à l’occasion de l’ouverture de la Fashion Week new-yorkaise. Cette success story est exceptionnelle dans l’histoire du luxe français : aucun créateur exclusivement concentré sur la chaussure n’a jamais réussi à se construire une telle notoriété en si peu de temps. Et aucun modèle de souliers n’était jamais devenu un mythe – à la semelle rouge – depuis Louis XIV.


Article publié dans le numéro de septembre 2019 de France-AmériqueS’abonner au magazine.