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Monique Wittig, la littérature comme cheval de Troie

Il y a vingt ans, l’écrivaine et théoricienne française disparaissait brutalement, à l’âge de 67 ans, peu de temps après avoir obtenu un poste à l’université de l’Arizona à Tucson. En 1976, l’autrice de L’Opoponax et du Corps lesbien, figure majeure du féminisme dans le sillage de Mai 68, avait quitté la France pour les Etats-Unis. Connue en Amérique pour ses ouvrages théoriques, comme La Pensée straight, et davantage en France pour ses romans, Monique Wittig est aujourd’hui redécouverte dans le milieu activiste et universitaire de part et d’autre de l’Atlantique.
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Monique Wittig lors de la Marche sur Washington pour les droits des homosexuels, en octobre 1979. © Joan E. Biren

En avril 1979, Monique Wittig donne au Barnard College de New York une conférence intitulée « La Pensée straight ». Partant de la question du langage et de la psychanalyse, elle démontre l’existence d’une « société hétérosexuelle » et remet en question les catégories homme et femme, pensées comme immuables. Le texte, influencé par le marxisme, s’achève par une phrase qui a l’effet d’un coup de tonnerre : « Les lesbiennes ne sont pas des femmes. » Avec cette formule, Monique Wittig signifie que les lesbiennes font sécession et se soustraient au contrat social hétérosexuel. « La Pensée straight » sera publiée en France en 1981 dans la revue Questions féministes, fondée par Simone de Beauvoir, créant une scission au sein du mouvement féministe français et provoquant la mise au ban de Monique Wittig, jugée trop radicale. « Elle s’est sentie très isolée, ce qu’elle était », analyse l’historienne et essayiste Laure Murat. « Aujourd’hui, elle est considérée comme le messie, parce que nous sommes dans la différenciation. Elle a fait apparaître dans un travail très matérialiste la dimension politique du contrat hétérosexuel, qui résonne énormément avec #MeToo. Mais à l’époque, la question était vécue comme une scission des lesbiennes par rapport aux hétérosexuelles, ce qui n’était pas admissible pour Simone de Beauvoir et quelques autres. »

Quand elle s’exile aux Etats-Unis au milieu des années 1970, Monique Wittig a rencontré Sande Zeig, cinéaste féministe et mime, qui deviendra la compagne de toute une vie et avec qui elle écrira Brouillon pour un dictionnaire des amantes (1976). Blessée par le défaut de représentation des lesbiennes au sein du Mouvement de libération des femmes, dont elle a rédigé le texte fondateur, elle fuit aussi la précarité économique et l’impossibilité de trouver un poste au sein de l’université française. « Elle avait écrit un mémoire sous la direction [du théoricien de la littérature] Gérard Genette, mais elle n’avait pas de thèse donc elle ne pouvait pas enseigner à l’université », explique Emilie Notéris, autrice du récent ouvrage Wittig. Détachée de la France, où elle ne revient que l’été pour passer un mois chez l’écrivaine Nathalie Sarraute, Monique Wittig s’efface au fil des années du paysage féministe et littéraire français.

Echapper à la dépendance des femmes

« On oppose souvent la période française, où elle se consacre à la littérature, et la période américaine, où elle écrit de la théorie », analyse Emilie Notéris. « Mais elle se refuse de choisir. Pour elle, l’endroit stratégique politique où elle peut affirmer son programme, c’est la littérature. C’est son objectif principal. » Née en Alsace en 1935, Monique Wittig grandit dans un milieu provincial et affirme très tôt sa volonté d’émancipation. « Je me souviens que j’ai pris une décision consciente à l’âge de 12 ans : j’échapperai à la dépendance des femmes, je n’aurai pas une vie de femme qui sert un homme, qui n’a pas de vie à elle », confie-t-elle à Josy Thibaut dans un long entretien publié après sa mort dans la revue ProChoix. Après des études de lettres à la Sorbonne, elle publie en 1964 L’Opoponax, son premier roman, qui obtient le prix Médicis et sera traduit dans une vingtaine de langues. Salué par les écrivains du Nouveau Roman et par Marguerite Duras pour ses qualités littéraires, ce récit sur l’enfance rurale de deux petites filles lesbiennes a une visée politique qui passe inaperçue. « Quand j’ai écrit L’Opoponax, j’espérais que ce serait un peu comme un cheval de Troie, en utilisant des formes narratives nouvelles, en pensant ‘écriture politique’ », explique-t-elle à Josy Thibaut. « Je ne pouvais pas faire la dissociation, ce qui pourtant était la règle alors, entre forme et contenu. Pour moi, il n’y a pas de différence. Les deux se tenant, je pensais pouvoir me lancer dans l’arène ennemie et y faire passer quelque chose. Et […] c’est le thème de l’enfance qui m’a permis de lancer mon cheval, qui n’a pas été perçu comme un cheval de Troie, ni comme un cheval féministe ! »

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Suite à une manifestation à Paris le 26 août 1970, un groupe de féministes françaises (dont Monique Wittig) créera le Mouvement de libération des femmes. © AFP
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Monique Wittig (à droite) avec l’universitaire américaine Alice Jardine lors du séminaire « Scholar and the Feminist Conference: The Future of Difference », à Barnard College, en avril 1979.

Suivront Les Guérillères (1969), utopie lesbienne traduite aux Etats-Unis en 1971, et Le Corps lesbien (1973), qui donne une réalité crue et frontale à l’homosexualité féminine. « Le cœur de l’affaire, c’est vraiment l’idée que le langage construit le monde et lui donne forme », insiste Laure Murat. « Elle a beaucoup travaillé sur les pronoms : le ‘on’ de L’Opoponax, les ‘elles’ des Guérillères, le ‘je’ clivé du Corps lesbien [« J/e tairai ton nom adorable »]. L’usage des pronoms dit comment la conscience collective et/ou individuelle fonctionne dans le monde. »

Aux Etats-Unis, Monique Wittig est perçue comme une théoricienne. Elle qui cite très peu les féministes américaines, à l’exception de Betty Friedan, autrice de La Femme mystifiée, trouve un écho auprès des militantes et des universitaires. « Elle a trouvé aux Etats-Unis une forme de communauté où on n’a pas peur de dire ‘lesbienne’ », poursuit Laure Murat. Dans son pays d’accueil, « elle baigne dans un climat très favorable à sa pensée, mais elle a l’héritage marxiste, ce que les féministes américaines n’ont pas nécessairement. C’est ce qui fait sa différence. » Si la vie et l’œuvre de Monique Wittig semblent, de loin, parfaitement scindées entre France et Amérique, littérature et théorie, les choses sont beaucoup plus complexes. Depuis son exil américain, elle écrit Le Voyage sans fin (1985), relecture féministe et lesbienne de Don Quichotte, Virgile, non (1985), ancré dans un San Francisco utopique, ou encore Paris-la-politique et autres histoires (1999), qui revient sur ses années de militantisme. Mais c’est le recueil d’articles La Pensée straight, qui contient le texte de la fameuse conférence de 1979, qui lui ouvre les portes de l’université américaine.

Une renaissance en France et aux Etats-Unis

Disparue bien trop tôt, alors qu’elle avait plusieurs projets d’écriture, Monique Wittig est aujourd’hui célébrée et étudiée de part et d’autre de l’Atlantique. A Yale, a été créé en 2015 un fonds Wittig : trente boîtes d’archives qui contiennent notamment un manuscrit non publié des années 1960, La Mécanique, et une correspondance avec des écrivains, éditeurs et traducteurs dont Simone de Beauvoir, Marguerite Duras, June Jordan, Jérôme Lindon, Christiane Rochefort et Joanna Russ. « Ce fonds nous donne accès à ce que Monique Wittig, en tant que matérialiste, appelle ‘le chantier littéraire’, titre de son mémoire dirigé par Gérard Genette et portant principalement sur l’œuvre de Nathalie Sarraute – le chantier comme atelier ou comme arène, les mots comme des matériaux bruts pour agir sur le réel », explique la chercheuse Morgane Cadieu, qui co-dirige actuellement avec Annabelle Kim un numéro spécial de la revue Yale French Studies. « J’apprécie tout particulièrement la consultation des documents liés aux cours que Monique Wittig a enseignés à l’université de l’Arizona […]. Nous pouvons lire ces instructions comme des modes d’emploi miniatures pour aborder ses propres œuvres, qu’elles soient littéraires, théoriques ou militantes. »

En France, Monique Wittig est régulièrement citée par la nouvelle génération de féministes, de l’écrivaine Virginie Despentes à l’actrice Adèle Haenel, qui a lu l’an dernier sur scène, à Paris, Le Voyage sans fin. Son prénom a même été détourné par la graphiste Roxanne Maillet et imprimé sur des t-shirts qui imitent le logo d’une célèbre marque de sport. Les Editions de Minuit, son éditeur historique, viennent aussi de rééditer Le Corps lesbien, cinquante ans après sa parution, et un colloque international sur Monique Wittig se tiendra à Berkeley les 17 et 18 mars et à Genève en juin. Comme en témoigne le slogan #Wittig2023, qui fleurit sur les réseaux sociaux à l’occasion du vingtième anniversaire de sa mort, cette année sera wittigienne ou ne sera pas !


Article publié dans le numéro de mars 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.