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Le recul nécessaire : James Baldwin en France

Une figure de la lutte contre la discrimination et la défense des droits civiques aux Etats-Unis, l’écrivain afro-américain James Baldwin né à Harlem en 1924. Fuyant le racisme, il s’installe à Paris en 1948 : c’est en France qu’il rédigea ses écrits les plus célèbres – Chronique d’un pays natal (1955), La chambre de Giovanni (1956) et Harlem Quartet (1979) – et qu’il trouva le « recul nécessaire » pour combattre les inégalités raciales dans sa mère patrie.
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James Baldwin chez lui à Saint-Paul-de-Vence, le 6 novembre 1979. © Ralph Gatti/AFP/Getty Images

Tout commence dans le New Jersey. James Baldwin a 22 ans. Un soir, il retrouve un ami à Trenton. Ils se rendent au cinéma. Après la séance, les deux complices décident d’aller dîner mais se font violemment refuser l’entrée de deux restaurants : « Nous ne servons pas les noirs ici. » Sous le coup de la colère, Baldwin jette une tasse d’eau au visage d’une serveuse. Encerclé par un groupe d’hommes menaçants, le jeune homme se défend, puis s’enfuit. Quelques mois plus tard, un autre événement, dramatique, fera de nouveau enrager le jeune homme : son meilleur ami se suicide en se jetant du haut du George Washington Bridge.

« Bouffé par la ville », dira Baldwin, « bouffé » par l’impossibilité d’y être noir. « Tu cherches un endroit pour vivre. Tu cherches un boulot. Tu commences à tout remettre en question. Tu deviens imprécis et la chute com-mence. Toute la société a décidé de te transformer en rien. » Baldwin veut partir. « Je savais ce qui allait m’arriver, tuer ou être tué… Je suis parti parce que je doutais de ma capacité à survivre au problème racial. » Le jeune homme réfléchit à une destination. Ce sera Paris. Il sait que son mentor, l’écrivain afro-américain Richard Wright, y mène une existence paisible.

Baldwin s’envole le 11 novembre 1948. Il quitte les Etats-Unis avec quarante dollars en poche. Au-dessus de Paris, il observe la vue. « J’étais sûr que la dent insolente de la Tour Eiffel allait nous poignarder. » A son arrivée, il est attendu par Themistocles Hoetis et Asa Benveniste, les fondateurs d’une revue franco-américaine d’avant-garde spécialisée dans la critique littéraire, Zero. Les deux hommes ont lu les textes du jeune écrivain, notamment « The Harlem Ghetto », qu’il vient de publier dans le prestigieux mensuel d’actualité politique Commentary. Impressionnés par sa plume, ils souhaitent lui proposer une collaboration. Ensemble, ils prennent un taxi vers Saint-Germain-des-Prés, direction Les Deux Magots. Au café, ils sont rejoints par plusieurs convives parmi lesquels Jean-Paul Sartre et Richard Wright. Baldwin est heureux. Wright lui trouve une chambre à l’Hôtel de Rome, sur le boulevard Saint-Michel.

Le refuge parisien

Pendant plusieurs mois, le jeune écrivain arpente les rues de la ville. A la compagnie de Simone de Beauvoir, de Sartre ou de Boris Vian, il préfère celle des étudiants américains, français et africains. Baldwin emménage à l’Hôtel Verneuil, au 29 de la rue du même nom, un établissement dirigé par Madame Dumont, une Corse au grand cœur qui tolère le rythme de vie décalé de ses locataires. L’hôtel est un lieu de fête. On y boit jusqu’à pas d’heure. Un soir, juste après l’arrivée de Baldwin, une fête y est organisée pour célébrer la publication de Zero. Madame Dumont ne supporte plus le bruit. Elle éteint l’électricité. Qu’importe ! La fête continue dans le noir jusqu’au petit matin.

Pour Baldwin, la routine parisienne s’installe. Fauché, il parvient à vendre quelques textes et à se faire prêter de l’argent. Dans l’après-midi, le jeune homme prend la direction de Saint-Germain-des-Prés. Il s’installe aux Deux Magots, chez Lipp ou au deuxième étage du Flore. C’est dans ces cafés que l’écrivain rédigera La Conversion et amorcera l’écriture de Chronique d’un pays natal. Les gens du Verneuil passent, boivent un coup et repartent. En début de soirée, un groupe s’est généralement formé et on entame la tournée des bars.

On se dirige vers le Montana, rue Saint-Benoît, à L’Abbaye, rue Jacob, ou Chez Inez, un restaurant de soul food tenu par un Américain, où Baldwin négocia un jour une assiette de poulet frit contre son interprétation de la chanson « The Man I Love » de George Gershwin. Les soirées incluent aussi un passage dans les bars connus pour leurs fréquentations homosexuelles, La Reine blanche ou Le Fiacre, que Baldwin décrira plus tard dans son grand livre parisien, La chambre de Giovanni. L’écrivain aime Paris : « Nous traversions Les Halles en chantant. Nous aimions chaque centimètre de la France : les jam-sessions à Pigalle, les nuits passées à fumer dans les cafés arabes, les matinées où nous nous remémorions nos exploits, dans les cafés ouvriers. »

Convalescence et dépression

Baldwin est heureux mais il n’est pas dupe. Il sait que la violence n’épargne pas Paris. « J’aurais sûrement perdu le moral si j’avais fait l’erreur de considérer Paris comme la ville la plus civilisée », dira-t-il. « J’avais lu trop de choses sur la Révolution française et trop lu Balzac pour me faire des illusions. » Les Français ont sur les Afro-Américains des préjugés auxquels il se confronte régulièrement : « Ils pensent que tous les noirs arrivent d’Amérique avec une trompette à la main et qu’ils portent des cicatrices si douloureuses que tous les honneurs de la République française ne suffiront pas à les guérir. »

Baldwin a également compris grâce à ses interactions avec des colonisés que le racisme n‘est pas absent des mœurs françaises. Il découvre les revendications des Africains et logiquement, compare sa propre condition à la leur. « L’Africain », écrit-il, « n’a pas enduré l’aliénation ultime de son peuple et de son passé. Sa mère ne lui a jamais chanté ‘Sometimes I feel like a Motherless Child’ » (un negro spiritual composé aux Etats-Unis avant l’abolition de l’esclavage). Face à ce miroir déformant, Baldwin affirme sa propre identité. Il est noir, il est américain : son histoire est à reconquérir.

Baldwin souffre souvent du mal du pays. « A cette époque », dira-t-il, « il n’y avait, en France, ni donuts, ni Coca-Cola, ni Martini Dry. Les hôteliers n’avaient jamais entendu parler de chauffage, de bains chauds, d’œufs au bacon. » Avec sa complice d’alors, la journaliste Gidske Anderson, il décide de partir pour Tanger, au Maroc. La ville lui inspirera peut-être une nouvelle, se dit-il. Arrivés à Marseille, les deux acolytes ratent leur bateau. Ils s’installent finalement à Aix-en-Provence, où Jimmy est hospitalisé pour une infection des glandes salivaires. Le jeune homme rentre à Paris déprimé, en convalescence.

Il emménage au Grand Hôtel du Bac, près du Bon Marché, un établissement tenu par un propriétaire « que la lumière du jour aurait sûrement tué ». Dans cet appartement, Baldwin va recevoir un jeune Américain qui le placera dans une situation délicate. Arrivé d’un hôtel voisin, il lui offre une parure de draps volée. Accusé à tort d’avoir commis le délit, Jimmy sera incarcéré pendant une semaine et ne sortira de prison qu’en vertu de sa citoyenneté américaine. A son retour à l’hôtel, l’écrivain est accueilli par une addition salée. Dépassé, il tente de se suicider, se sauve, puis part pour la Suisse avec son ami et amant, le peintre Lucien Happersberger.

En Suisse, Baldwin écrit. Le 26 février 1952, il descend de Loèche-les-Bains, son village perché dans la montagne, pour déposer à la poste le manuscrit de son premier roman, La Conversion. Quelques mois plus tard, il reçoit une lettre de l’éditeur Alfred A. Knopf. Celui-ci est intéressé et aimerait le rencontrer. Baldwin emprunte l’argent nécessaire au voyage à son ami Marlon Brando, de passage à Paris. Il restera quelques mois à New York et en repartira avec dans ses valises un contrat signé et 1 000 dollars d’à-valoir pour son prochain livre.

La fureur de l’Amérique, le calme de Saint-Paul

Après la signature de son contrat avec Knopf, la vie de Baldwin sera faite d’allers et retours. De longs moments à Paris où il rédigera son deuxième roman, La chambre de Giovanni, des séjours à Clamart, au sud-ouest de la capitale, où il retrouve son inspirateur, le peintre afro-américain Beauford Delaney. Et un passage en Corse à l’Ile-Rousse où il tente, en pleine dépression, d’achever l’écriture d’Un autre pays.

S’il ne s’y installe jamais définitivement, Baldwin passe également de plus en plus de temps aux Etats-Unis. À partir de 1960, l’écrivain devient un acteur majeur du mouvement pour les croits civiques. Compagnon de lutte de Martin Luther King, il multiplie les prises de parole en public et commente le combat dans la presse. A Paris, l’écrivain fait de la diffusion du mouvement son cheval de bataille. En août 1963, à l’église américaine, il lance une pétition de soutien à Martin Luther King signée par plusieurs personnalités, dont l’acteur Anthony Quinn. Un cortège mené par l’écrivain apporte le document à l’ambassade des Etats-Unis. Dans les années 1970, Baldwin organisera également avec Jean Genet une opération de sensibilisation au sort des frères de Soledad, accusés d’avoir tué un gardien de prison blanc. Lors de nombreux débats, il discutera des prises de position du Black Panther Party.

Face aux tumultes de l’action politique, Baldwin trouvera la quiétude dans un village de l’arrière-pays niçois, Saint-Paul-de-Vence. Il y fréquente les habitués de l’hôtel La Colombe d’Or, parmi lesquels l’écrivain Marguerite Yourcenar, le chanteur Yves Montand, avec lequel il joue à la pétanque, et l’actrice Simone Signoret. Cette dernière le convainc d’y louer une maison avec vue sur la mer. Baldwin y élit domicile par intermittence, y écrit, notamment son Harlem Quartet, et entretient des relations d’amitié avec sa propriétaire et sa cuisinière dont les pot-au-feu et les daubes provençales ravissent les convives. En juin 1986, quand il recevra la Légion d’honneur, c’est avec ces deux femmes qu’il montera à Paris.

A Saint-Paul-de-Vence, les invités de marque se succèdent : Miles Davis, Toni Morrison, Bill Cosby, Nina Simone, Sidney Poitier, Ray Charles. Au mas, la décoration est simple, mais tout y rappelle l’Amérique. Des photos, des tableaux représentants Harlem. Exilé, Baldwin n’aura jamais lâché du regard sa mère patrie. Lucidité de la distance, pensait-il. Le 1er décembre 1987, atteint d’un cancer de l’œsophage, c’est à Saint-Paul-de-Vence qu’il s’éteint. Les obsèques, elles, se tiendront à Harlem.


Article publié dans le numéro de mars 2017 de France-Amérique. S’abonner au magazine.