Enfiler le gilet des (vraies) réformes

Le mouvement des Gilets jaunes, qui se poursuit depuis douze semaines, révèle une fracture au sein de la société française. Il est temps que le gouvernement réagisse, plaide Guy Sorman, qui suggère deux grandes réformes : l’investissement massif dans l’éducation primaire et l’instauration d’un « impôt négatif sur le revenu ».

Les Gilets jaunes ont globalement raison, mais sans savoir pourquoi, tout en se trompant de slogans, de méthode et de revendication. Sans doute est-ce la marque de toute révolte spontanée. Par-delà la violence, ils désignent une faille réelle dans la société française et celle d’autres pays développés qui nous ressemblent. Ce qui explique la sympathie spontanée, évidemment relative, que les rebelles suscitent ici et ailleurs. Ce soulèvement des Gilets jaunes n’est donc pas anecdotique, il ne tient pas seulement au prix de l’essence ou à la personnalité du Président Macron. Où est la faille ? En réalité et pour la première fois, apparaît nettement une fracture indéniable, non pas entre riches et pauvres, mais entre les nouveaux pauvres, ou ceux qui craignent de le devenir, et la classe moyenne : environ 80% en haut et 20% en bas en termes de revenus.

Depuis une vingtaine d’années, cette fracture est connue, documentée, expliquée par des économistes français et américains. L’analyse du décrochage des nouveaux pauvres a valu à James Heckman, professeur à l’Université de Chicago, le Prix Nobel d’économie en 2000 et à Pierre-André Chiappori, professeur à Columbia, d’entrer le 14 janvier dernier à l’Institut de France. Un entre-soi de la recherche d’excellence, pas en prise directe avec le monde politique. Car — c’est une loi quasi scientifique — il se passe toujours au moins une vingtaine d’années entre les découvertes essentielles et leur application pratique. Pour mémoire, la juste analyse de Maynard Keynes sur la crise de 1930 ne fut comprise qu’en 1950, et les méfaits sociaux de l’inflation furent dénoncés par Milton Friedman dès les années 1960 mais seulement pris en compte dans les années 1980. En raison de ce décalage entre la science économique et la politique, les Gilets jaunes revendiquent un retour à l’ancien monde, idéalisé, celui où tous avaient accès à un emploi rémunérateur et quand l’Etat garantissait l’égalité. Le gouvernement, de son côté, avance des solutions tout aussi surannées : un illusoire débat, inévitablement suivi de quelque redistribution en guise de rustine sociale. Là encore, le vieux style.

Or, nous sommes entrés dans un monde nouveau, celui où l’éducation reçue dès l’âge de cinq ans détermine pour l’essentiel ce que vous serez toute votre vie. On appelle cela la prime à l’éducation : elle croît sur un mode exponentiel. En clair, plus vos études sont longues et couronnées de diplômes, plus votre rémunération sera élevée : l’indexation est aujourd’hui quasi parfaite. Sans diplôme, il est à peu près certain que vous ne rejoindrez pas les classes moyennes et supérieures. Dans l’ensemble, même en travaillant d’arrache-pied, le labeur manuel ne paye plus. Emmanuel Macron, qui dénonce volontiers la paresse, sur ce point se trompe : une erreur commune fondée sur quelques exceptions visibles, alors qu’en vérité les plus pauvres sont rarement les plus paresseux.

Pourquoi ne progresse-t-on plus par le travail seul ? C’est que l’économie moderne ne recrute que des experts ou des manœuvres. Et comme les experts ne sont pas assez nombreux au regard des besoins, ils sont surpayés : les salaires du haut s’envolent, tandis que les travailleurs du bas stagnent et côtoient la pauvreté, peu importent leurs efforts. D’autant plus injuste que la grande majorité des diplômés sont des enfants de diplômés : Sciences Po, l’ENA, l’Ecole polytechnique témoignent de cette reproduction des élites. Ceux qui mènent leurs études le plus loin sont ceux dont le père et la mère sont eux-mêmes diplômés. Et chez ces parents très éduqués, il apparaît que le père et la mère consacrent plus de temps à éveiller leurs enfants que dans les familles non diplômées. L’écart héréditaire commence donc très tôt dans le parcours des enfants, à la source d’un décrochage quasi irrattrapable.

On doit donc redistribuer les revenus ? La France est le pays qui le fait le plus au monde mais sans vraiment réduire la pauvreté, pas plus que les Etats-Unis qui redistribuent peu. Les deux pays comptent environ 14% de pauvres — autour de 1 000 euros de revenus par mois étant considéré comme le seuil de pauvreté. Le paradoxe s’explique ainsi : en France les pauvres restent pauvres sans travailler, tandis qu’aux Etats-Unis les pauvres travaillent tout en restant pauvres. Deux choix de société distincts, aucun n’étant satisfaisant. La redistribution même massive, à la française, est particulièrement décevante parce qu’elle ne restaure pas la mobilité sociale ; elle peut même la geler d’une génération à l’autre. Haro sur les très riches ? On l’entend à gauche et à droite, il peut soulager les humeurs mais ce n’est pas opérationnel : les très riches sont très peu nombreux et ils voyagent avec leur fortune. Dénoncer les grandes fortunes comme l’a fait avec succès l’historien Thomas Piketty, autour de l’ouvrage Le Capital au XXIe siècle, et vouloir les surtaxer revient à ne pas comprendre que le vrai capital aujourd’hui, c’est le diplôme. Il est tout aussi vain de s’en prendre à l’économie de marché, à la mondialisation et à « l’ultra capitalisme », ce néologisme macronien. L’alliance de l’entreprise et de l’échange est le moteur de notre enrichissement et bien-être collectifs. Le Made in France ? Il ne crée pas d’emplois mais pourrait en détruire. Et veut-on réellement se priver de téléphone portable sous prétexte qu’il est assemblé dans dix ou vingt pays ?

N’en concluons pas qu’il n’y a rien à faire, bien au contraire. Il existe de bonnes crises et, allez savoir, celle-ci pourrait en être une. On devrait donc, pour commencer, remercier les Gilets jaunes de nous alerter sur la fracture, celle qui sépare les classes moyennes des classes pauvres et celle qui nous sépare de la connaissance. Ils nous permettent, si on sait faire bon usage de la crise, de proposer une analyse authentique et une réponse politique adéquate. Celle-ci exige des investissements massifs dans les crèches, jardins d’enfants, classes maternelles et classe primaires pour tous, à l’âge où tout se joue, de manière à effacer la discrimination originelle, rétablir l’égalité des chances et assurer à terme une distribution plus équitable des revenus du travail. Il n’est pas, dit Chiappori, « d’investissement public plus rentable que l’enseignement primaire ». Nul ne parle de cela — c’était tout de même mentionné dans le programme électoral de Macron —, sans doute parce que l’on se trouve dans l’urgence. L’urgence, n’est-ce pas aussi de dire le vrai ? Certes, investir dans l’enseignement primaire n’améliorera pas le sort immédiat des Gilets jaunes, seulement celui de leurs enfants : ce qui n’est pas indifférent.

Pour l’immédiat, il n’y a pas d’alternative à la redistribution mais, différemment : les sommes actuellement allouées par l’Etat empruntent mille canaux tortueux au bénéfice des habiles, parfois, autant que des nécessiteux. Là encore, saisissons la crise pour fondre toutes les aides en une allocation unique, un revenu minimum universel (RMU), connu aussi sous l’appellation d’impôt négatif sur le revenu, une vieille proposition libérale qu’approuvent certains socialistes, ni de droite ni de gauche. Le RMU sera géré par ceux qui le reçoivent et non plus par les administrations qui l’octroient. Les aides actuelles, spécialisées, déresponsabilisent, tandis que le RMU, à la place de ces allocations, responsabilisera : chacun deviendra l’arbitre de son usage. La mise en pratique serait simple : chaque citoyen remplit une déclaration de revenus, paye au-dessus d’un certain seuil, reçoit en dessous. Une retenue à la source mais inversée.

Quitte à débattre, ce qui en principe devrait avoir lieu au Parlement et pas ailleurs, voilà sur notre table deux « réformes », fondamentales, pas verbeuses : le RMU tout de suite, la préscolarisation de qualité pour tous, cela urge. Va-t-on m’objecter qu’il est encore trop tôt pour que soient prises en compte les recherches et conclusions unanimes des économistes sur les causes réelles de la nouvelle pauvreté de masse dans les pays riches ? Je suggère que les économistes arborent un gilet pour être entendu ; la couleur est en option.

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