Entretien

« Nous nous battrons aussi longtemps que nous vivrons »

Serge et Beate Klarsfeld ont passé leur vie à traquer les anciens nazis, les criminels de guerre et les fonctionnaires du régime de Vichy. France-Amérique a rencontré ces « guérilleros de la mémoire », respectivement 82 et 79 ans, à l’occasion de la publication en anglais de leur autobiographie, Hunting the Truth.
© Joël Saget/AFP

« Il mesurait plus de deux mètres et avait un revolver dans sa poche. J’étais aussi armé : j’aurais pu le tuer, mais j’ai décidé de l’assommer. » Devant une foule captivée réunie au consulat de France à New York, Serge Klarsfeld relate la tentative d’enlèvement de l’ancien chef de la Gestapo, Kurt Lischka, le 22 mars 1971. L’opération échoue, mais son audace cimente la réputation du couple : les Klarsfeld sont prêts à tout pour punir les nazis en fuite.

Quinze ans plus tard, ils captureront Klaus Barbie en Bolivie et le feront condamner en France pour crimes contre l’humanité. Le combat des Klarfeld contre l’obscurantisme se poursuit aujourd’hui dans l’arène politique. Le couple, qui a soutenu la candidature d’Emmanuel Macron lors des dernières élections présidentielles, appelle la jeunesse européenne à se mobiliser contre le nationalisme et la xénophobie.


France-Amérique : Vous vous êtes rencontrés à Paris le 11 mai 1960 – le jour où Adolf Eichmann était enlevé à Buenos Aires par les agents du Mossad. Cet événement a-t-il inspiré votre lutte commune ?

Serge Klarsfeld : L’enlèvement nous a impressionné, mais ce n’est que plus tard que nous nous sommes engagés. Je me suis rendu en 1965 à Auschwitz-Birkenau, où est mort mon père. C’est là que j’ai compris que j’appartenais à une génération exceptionnelle : j’ai vécu la Shoah et la naissance d’un état juif.

Beate Klarsfeld : En 1966-1967, j’ai pris parti contre l’élection du chancelier Kurt Georg Kiesinger, qui dirigeait la propagande nazie pendant la guerre. Ma réaction a été inspirée par un tract des résistants allemands Hans et Sophie Scholl : « Une fois la guerre finie, il faudra, par souci de l’avenir, châtier durement les coupables pour ôter à quiconque l’envie de recommencer jamais une pareille aventure. » Je n’ai pas réagi par culpabilité parce que je suis allemande, mais par responsabilité morale et historique.

Dans le cadre de vos combats, vous n’hésitez pas à vous grimer, à vous enchaîner, voire même à gifler un politicien. Qu’est-ce qui vous a inspiré ce militantisme à la fois théâtral et irrévérencieux ?

B.K. : Ces actions spectaculaires nous ont permis de triompher là où les tracts et les manifestations ont échoué. En insultant et en giflant Kiesinger pendant une session du parlement, j’ai forcé les Allemand et les médias à s’intéresser à l’affaire et à réagir. Me faire arrêter par la police m’a aussi aidée à alerter l’opinion publique : les autorités ne pouvaient me garder en prison alors que des criminels de guerre étaient en liberté.

Votre lutte a-t-elle reçu le soutien des gouvernements ?

S.K. : Nous étions isolés à l’époque. Nous nous sommes opposé à François Mitterrand au sujet des collaborateurs Maurice Papon et François Bousquet, mais les présidents suivants ont rejoint notre cause. Jacques Chirac a été le premier à dénoncer la fiction d’une France unie face à l’occupant allemand. « La France, ce jour-là, accomplissait l’irréparable », a-t-il déclaré lors de la cérémonie de commémoration de la rafle du Vel d’Hiv, le 16 juillet 1995.

Ce consensus reste fragile. Lors de sa dernière campagne, Marine Le Pen a affirmé que la France n’était pas responsable de la rafle du Vel d’Hiv…

S.K. : Lors de nos voyages en Europe, nous avons beaucoup discuté du danger d’une victoire de Marine Le Pen aux élections présidentielles françaises. Nous avons également acheté des pages de publicité dans les journaux pour inciter les Français à voter pour Emmanuel Macron. La plupart des criminels nazis sont morts, mais nous luttons désormais contre les négationnistes, les révisionnistes et les extrémistes. Notre combat se poursuit sur le plan politique.

Vous n’hésitez pas à déclarer que la situation actuelle des Juifs en France est pire que pendant l’Occupation.

S.K. : Les antisémitismes existent partout. Le monde a changé, mais les Européens restent en proie à la xénophobie et à la peur d’une immigration massive. La voie est grande ouverte aux démagogues qui souhaitent rassembler les mécontents de tout bord. Il faut que les dirigeants européens s’unissent face à cette nouvelle crise. Sans cela, on court le risque de revenir à l’Europe des frontières ; les haines entre les Serbes et les Croates, entre les Allemands et les Polonais n’ont pas disparu. L’équilibre dans lequel nous vivons est précaire.


Hunting the Truth de Serge et Beate Klarsfeld, Farrar, Straus & Giroux, 2018.