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Il y a 75 ans, France-Amérique expliquait la bombe atomique

Le 6 et le 9 août 1945, les villes japonaises de Hiroshima et Nagasaki étaient anéanties, frappées par une bombe d’une incroyable puissance destructrice. Dans un rare article de vulgarisation scientifique, France-Amérique donne, en une de son édition du 19 août 1945, la parole au physicien belge Jacques Errera. Le savant y détaille la fission nucléaire et dessine le futur de l’âge atomique.
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Nagasaki, le 9 août 1945. © Library of Congress

« La bombe atomique utilise l’énergie dégagée pendant la réaction de désintégration des atomes », écrit Jacques Errera, qui a fui la Belgique au début de la Deuxième Guerre mondiale et dirige à New York un laboratoire qui collabore avec la défense américaine. Pour donner au lecteur une idée de la puissance de l’énergie atomique, il la compare au charbon que l’on brûle alors dans les poêles et les locomotives : « un gramme d’uranium peut libérer 20 000 kilowattheures, soit deux millions de fois plus » qu’un gramme de charbon.

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L’énergie nucléaire est une source d’énergie peu coûteuse et peu encombrante, capable de remplacer le charbon, d’illuminer les villes et de propulser un avion autour du monde, poursuit le scientifique. Si la réaction en chaîne (comparable « aux lettres-chaînes, recopiées à l’infini par les gens superstitieux » !) peut être contrôlée, cette nouvelle énergie entraînera « un changement profond dans la manière de vivre des hommes ». Les avions nucléaires ne dépasseront jamais le stade de prototype, mais l’histoire confirmera les autres prédictions du savant.

Un collègue de Marie Curie et d’Einstein

Né dans une influente famille juive de Bruxelles, Jacques Errera (1896-1977) compte dans les années 1930 parmi les scientifiques les plus reconnus d’Europe. Docteur en sciences chimiques, il partage à l’Université libre de Bruxelles un laboratoire avec Albert Einstein et participe avec lui aux prestigieux congrès Solvay. Lors de ces conférences, il côtoie Marie Curie, Auguste Piccard, Erwin Schrödinger ou encore Werner Heisenberg, le physicien allemand qui dirigera le programme nucléaire nazi et donnera son pseudonyme au héros de la série Breaking Bad.

Pour ses travaux dans le domaine de la constitution moléculaire de la matière, Jacques Errera recevra des mains du roi des Belges Léopold III le prix Francqui le 7 avril 1938. Après la guerre, il sera nommé conseiller belge auprès de la Commission à l’énergie atomique des Nations Unies et représentant permanent de la Belgique auprès de l’Agence internationale de l’énergie atomique.

Dès 1945, le savant entrevoit le danger de la prolifération nucléaire et le tragique paradoxe de la Guerre froide, qui fait dépendre la sécurité du monde d’armes capables de le détruire. « Si cette guerre n’était pas la dernière guerre mondiale », écrit-il, « elle serait en tout cas l’avant-dernière, car la guerre, désormais, en utilisant la combinaison des bombes atomiques et des [missiles balistiques], entraînerait la destruction de la terre ».

Tchernobyl et de Fukushima

Mais dix jours à peine après ces explosions, à l’heure où les réseaux sociaux et les images en direct n’existent pas, Jacques Errera manque de recul. Exalté par les possibilités de progrès scientifique et technologique immenses qu’offre cette découverte, qu’il compare à « celle de l’électricité, de la machine à vapeur, du feu même », il sous-estime gravement ses conséquences. Il ne mentionne pas les survivants contaminés par les radiations, surnommés en japonais hibakusha (« ceux affectés par l’explosion »). Il n’anticipe pas non plus l’accident de Three Mile Island, les catastrophes de Tchernobyl et de Fukushima, ni la problématique des déchets radioactifs.

Avec l’optimiste du scientifique, il prévoit que l’énergie atomique « va offrir au genre humain des possibilités infiniment plus grandes dans la paix que son application aux choses de la guerre ». Jacques Errera voit dans l’explosion de Little Boy et de Fat Man – le surnom des deux bombes larguées sur le Japon – un signe d’espoir : c’est le triomphe d’une entreprise qui a réuni « 100 000 savants, ingénieurs et ouvriers », la promesse de la science au service de l’humanité. Question de point de vue. Albert Camus, qui écrit dans le journal Combat, y verra lui « la civilisation mécanique […] à son dernier degré de sauvagerie ».