Portrait

Philippe Labaune : profession bédéphile

Après 27 ans passés dans la finance à New York, le Français Philippe Labaune a retrouvé sa première passion : la bande dessinée. Il organise la première exposition américaine consacrée à la BD européenne, qui se tiendra du 28 février au 14 mars à la galerie Danese/Corey.
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Régis Loisel, Lièvre à la boucle d’oreille, 2018. © Courtesy of Régis Loisel

Le quinqua au look d’artiste décontracté – barbe de trois jours, rouflaquettes, lunettes XXL – nous reçoit chez lui, dans un appartement haut de plafond à Chelsea. Sa collection de bandes dessinées est mise en évidence dans l’entrée : Tintin, Gaston Lagaffe, Boule & Bill, Blueberry, Blake & Mortimer, tous les classiques franco-belges sont là. « J’ai en bien plus », lance-t-il en riant. « Mais je n’ai pas la place de tous les mettre dans la bibliothèque. »

Alors Philippe Labaune se rattrape sur les murs. Son appartement est décoré des planches originales, de toiles et de dessins rares qu’il collectionne. Il en possède près de 40. On découvre dans le couloir la couverture de La Ville de nulle part, un album de Bob Morane de 1973, puis une scène de bataille navale en noir et blanc, la page 7 de l’album d’Alix L’Ile maudite. Le héros est visible dans plusieurs cases. « La présence du personnage principal détermine la valeur de la planche », explique le bédéphile. « Une page sans Tintin et Milou coûterait moitié moins. »

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William Vance, Bob Morane - La Ville de nulle part, 1973. © Courtesy of Philippe Labaune

La taille du dessin importe aussi. Le personnage griffonné par le Français Jean Giraud (aka Moebius) au dos d’une carte postale a coûté au collectionneur 800 euros aux enchères. Et l’imposant « six mains » qui domine la table de la salle à manger, une collaboration entre Moebius, l’Italien Tanino Liberatore et le Britannique Brian Bolland ? « Très cher ! »

Le boum de la BD

Longtemps abandonnée aux adolescents boutonneux, la BD s’est imposée dans les salles d’exposition et les salles de ventes. Ce genre ne compte pas moins de huit galeries spécialisées à Paris, contre une seule il y a vingt ans. « La génération qui a grandi dans les années 1970-1980 avec les magazines Métal Hurlant, L’Echo des Savanes et Fluide Glacial est arrivée sur le marché », analyse le collectionneur. « Ils avaient de l’argent et ont commencé à acheter. La maison Artcurial à Paris a fait fortune. »

En 2007, l’enchère de 32 œuvres originales d’Enki Bilal marque un tournant. La vente atteint le chiffre record de 1,3 million d’euros : quatre fois son estimation. « Aujourd’hui, on vend un Bilal au prix d’une belle gouache de Magritte, voire d’une statue de Niki de Saint Phalle », commente à l’époque Le Figaro. Parmi les acheteurs, plusieurs Américains.

Enki Bilal, Vertebrati Couple II, 2014. © Courtesy of Glénat

George Lucas et Steven Spielberg sont les premiers collectionneurs de BD européenne aux Etats-Unis : le premier s’est inspiré des dessins de Moebius et des albums de la saga Valérian de Jean-Claude Mézières pour créer les films Star Wars ; le second a adapté pour le grand écran Le Secret de la Licorne. Peut-être a-t-il aussi acheté cette planche de Tintin de 1937, vendue à un « collectionneur privé américain très discret » pour 2,65 millions d’euros ? Un record mondial défait par l’Egyptian Queen de l’Américain Frank Frazetta, une toile vendue à Dallas en mai dernier pour 5,4 millions de dollars.

Les dessinateurs européens ont la cote

« Les Américains collectionnent depuis longtemps les magazines de comics, mais le papier est de mauvaise qualité et les illustrations jaunies délicates à exposer », observe Philippe Labaune. « Il existe depuis quelques années une demande croissante aux Etats-Unis pour les œuvres originales européennes réalisées sur du beau papier à dessin. »

Ce qui a poussé le Français a organiser l’exposition Line and Frame: A Survey of European Comic Art. Dans l’ordre chronologique, les visiteurs (re)découvriront 74 œuvres (dont 68 seront à vendre) représentant le travail de 51 artistes : de Hergé à Julie Maroh, auteure acclamée du roman graphique Le Bleu est une couleur chaude, adapté au cinéma en 2013 sous le titre La Vie d’Adèle.

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Julie Maroh, Le Bleu est une couleur chaude, 2011. © Courtesy of Glénat

Pour faire venir d’Europe un tel corpus, Philippe Labaune a démarché quatre galeristes et onze collectionneurs privés. L’ex-ambassadeur de Belgique aux Nations Unies, administrateur de l’éditeur de bandes dessinées Dargaud, a prêté une planche originale des Bijoux de la Castafiore et l’épreuve au crayon correspondante. Deux pages assurées pour deux millions de dollars, livrées sous escorte armée !

Un rendez-vous annuel

En marge de l’exposition à la galerie Danese/Corey, des conférences – sur la BD française en présence de l’éditeur Jacques Glénat (le 28 février), sur la BD belge avec le dessinateur François Schuiten (le 6 mars) – ainsi qu’un atelier pour les enfants (à la librairie Albertine le 7 mars) seront organisés. Un évènement orchestré avec l’aide des services culturels de l’ambassade de France, le consulat belge, l’agence Wallonie-Bruxelles International et l’Organisation internationale de la Francophonie.

Philippe Labaune souhaite faire de ce rendez-vous la première édition d’un festival annuel consacré au 9e art. Et encourager la diffusion aux Etats-Unis de jeunes artistes français comme Mathieu Bablet, auteur de la BD de science-fiction Shangri-La, applaudie au festival d’Angoulême en 2017. « Près d’un livre sur cinq vendu en France est une BD : c’est une force culturelle qui mérite d’être davantage connue aux Etats-Unis ! »