Portrait

Le dernier Cajun

Norbert LeBlanc ne chasse plus l’alligator. Depuis quinze ans, il emmène des touristes francophones en excursion dans les marais à l'est de Lafayette et sauvegarde la culture cadienne en Louisiane.
© Clément Thiery

Le moteur au ralenti, l’embarcation glisse entre les cyprès. L’étrave fend les lentilles d’eau qui couvrent la surface du lac Martin, une réserve naturelle à quinze kilomètres à l’est de Lafayette, en Louisiane. Norbert LeBlanc, les yeux bleu acier et le visage mangé par une barbe blanche, est assis aux commandes de la barque. Il tend soudain la main vers la droite. « Voilà un gros », lance-t-il en français. « Lui, il a plus que trois mètres. » Dans la direction qu’il désigne, sur un tronc d’arbre à demi-submergé, sommeille un alligator.

Il y encore quinze ans, Norbert LeBlanc aurait agité un crochet d’acier sous le nez de l’animal, un morceau de poisson en guise d’appât. Le reptile pris à l’hameçon, le chasseur lui aurait assené un coup de carabine entre les deux yeux, sur le dessus de la tête, avant de le hisser à bord. Il aurait séché sa viande et vendu sa peau. Selon un dicton local, « un alligator peut vivre jusqu’à 120 ans sauf s’il croise un Cajun ! » Mais la chasse est aujourd’hui régulée ; les tanneries et les maisons de luxe s’approvisionnent auprès de fermes d’élevage. Le cours de l’alligator sauvage s’est effondré. Il est passé de 80 dollars par foot dans les années 1970 – l’équivalent de 700 à 800 dollars pour un alligator de trois mètres – à 5 dollars. A ce prix-là, commente le chasseur, « ça ne vaut plus le coup de se faire tuer ! »

Les quelque 2 000 alligators qui vivent dans les marais autour du lac Martin sont en sécurité. Norbert LeBlanc, 83 ans, gagne désormais sa vie grâce au tourisme. Tous les jours, de février à octobre, il emmène jusqu’à 66 personnes en excursion sur le lac (comptez vingt dollars pour 90 minutes). Ce descendant de colons français chassés de Nouvelle-Ecosse au XVIIIe siècle a grandi à Breaux Bridge, au cœur du Pays Cajun. Il est le seul guide francophone de la région. Le téléphone portable qu’il porte autour du cou sonne constamment : il répond tantôt en français, tantôt en anglais. On vient de France, de Belgique, de Suisse et du Québec pour écouter ses récits de chasse et explorer le bayou à ses côtés.

« Ici, on est fier de parler français »

Un héron bleu prend son envol. La barque s’arrête à l’ombre d’un cyprès millénaire – le bois dont sont faites les maisons du Vieux Carré de La Nouvelle-Orléans. Norbert LeBlanc en profite pour distribuer à chacun un verre de moonshine, un alcool de maïs et de pêche qu’il distille lui-même. D’un attaché-case de cuir marron, il tire ensuite une liasse de papiers jaunis : son portfolio. Ici, une copie cornée du magazine National Geographic, qui lui a consacré un portrait en 1993. Là, une photo prise en 2015 avec la maire de Paris Anne Hidalgo, invitée en Louisiane à l’occasion de la conférence annuelle de l’Association internationale des maires francophones.

Plus récemment, le vieux chasseur est apparu dans une publicité pour Toyota. Il y incarne son propre rôle et s’exprime dans sa langue natale. « Ici, on est fier de parler français », explique-t-il. Ces mêmes mots sont lisibles sur son pick-up Chevrolet et sur sa page Facebook. Norbert LeBlanc est fier de ses origines acadiennes. Il déplore toutefois que la jeune génération se détourne des traditions. Il parle français avec sa femme, mais ses cinq enfants ne parlent que l’anglais. « J’ai élevé mes petits en utilisant la nature, mais ils travaillent tous dans un bureau et mangent McDonald’s. Ils ont tous un ordinateur dans la main [un smartphone] et n’ont plus besoin de parler en français. »