Éditorial

Ce joint qui nous sépare

De nombreux Etats américains ont légalisé le cannabis ; la France va timidement autoriser son usage thérapeutique. Une prudence justifiée ?
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© Olivier Tallec

Le cannabis illustre à merveille la distinction radicale entre les sociétés française et américaine et leur rivalité. Rappelons d’emblée que l’idée même de prohibition nous vient des Etats-Unis, la prohibition de l’alcool initialement, surgie à la fin du XIXe siècle à l’instigation de mouvements de tempérance féminins et chrétiens. Cet activisme de la société civile aboutira, en 1920, à une interdiction constitutionnelle de tous les alcools. Dans la même veine, une coalition de pasteurs et de syndicats ouvriers a réclamé, au début du XXe siècle, l’interdiction de la marijuana provenant du Mexique. La raison en laisse, aujourd’hui, perplexe : sa consommation aurait conféré une énergie supplémentaire aux travailleurs mexicains, une concurrence déloyale envers les Américains.

Cette drogue était donc racialement connotée ; elle le sera plus encore dans les années 1920, quand jazz, négritude et cannabis se confondent dans l’imaginaire populaire. A cette époque, les Français sont indifférents au mouvement prohibitionniste : le vin, c’est français, la marijuana est une habitude de matelots et l’opium vient de nos belles colonies indochinoises. Les drogues en France étaient traditionnellement perçues comme des phénomènes culturels et leur usage, l’affaire de chacun. Jusqu’à ce que les Américains imposent leur code répressif : on sait peu qu’au Traité de Versailles, en 1919, le gouvernement des Etats-Unis ajoute une clause qui définit, classe et prohibe l’opium, puis par extension le cannabis, la cocaïne et ses dérivés. Le monde, depuis lors, vit sous l’emprise de cette prohibition.

Si l’origine reste peu connue, on sait mieux que toute prohibition charrie des conséquences imprévues par ses auteurs, le remède s’avérant plus néfaste que le mal. C’est ainsi qu’en 1933, la prohibition de l’alcool disparaît aux Etats-Unis, mais pas celle du cannabis ni de l’opium. S’est depuis lors engagé autour du cannabis un vaste débat social et médical suivant des normes opposées en France et aux Etats-Unis. En France, le vrai et le juste sont historiquement décrétés par le gouvernement ; c’est donc au sommet que se joue le destin des drogues douces ou dures. Le débat sur l’opportunité de prohiber ou libérer le cannabis se tient entre experts et dans les cabinets ministériels ; on l’évoque à peine dans les médias, jamais au Parlement. Et en France, ce qui est interdit le reste : le slogan de Mai 1968, « il est interdit d’interdire », n’a jamais dépassé le stade du graffiti. Puisque le cannabis est interdit par l’Etat, c’est qu’il est dangereux et immoral : le dogmatisme de l’Eglise gallicane de jadis s’est recyclé en étatisme.

Aux Etats-Unis, c’est l’inverse : les changements de société, puis de législation, commencent par le bas et sur un mode pragmatique. L’économiste Milton Friedman, populaire sous le surnom d’Uncle Milt chez les partisans de la libération des drogues, fut le premier, dans les années 1960, statistiques à l’appui, à montrer que les inconvénients de la prohibition du cannabis étaient pires que ses bénéfices escomptés. La société américaine étant gérée selon des principes économiques plus que moraux, il revient à des économistes, et pas à des moralistes, d’observer que la prohibition favorise les drogues frelatées, enrichit les gangs, nuit aux minorités raciales pauvres (engagées dans le trafic plus que la bourgeoisie blanche) et remplit les prisons de petits délinquants.

Ces thèses, initialement débattues dans les universités, puis reprises dans la presse américaine, ont ensuite été mises en action par des associations populaires, en particulier NORML (National Organization for the Reform of Marijuana Laws), un mouvement anti prohibition alliant tribunes publiques, manifestations, voire provocations. Rappelons que la légalisation du mariage homosexuel fut obtenue de la même manière en Amérique, alors que le président Obama n’y était à l’origine, guère favorable. Une décision de justice a légalisé, pas l’Etat : en France, ce fut l’inverse.

On retrouve la même disparité entre nos deux pays pour le cannabis. En Amérique, des référendums locaux d’initiative populaire ont imposé la légalisation aux Etats, pour « raison thérapeutique » d’abord, un marchepied vers la légalisation totale. Un référendum sur le cannabis en France ? Inconcevable. L’autoritarisme moral propre à l’Etat français finit cependant par céder au pragmatisme américain : probablement cette année, le gouvernement français autorisera l’usage thérapeutique du cannabis. Mais il manquera à cette expérimentation à la française le préalable d’un débat national tel qu’il s’est tenu aux Etats-Unis.

Une autre singularité américaine, que l’on attribuera au pragmatisme et à l’économisme, est l’évaluation des résultats. Après que la prohibition de l’alcool fut démontrée comme plus néfaste que la liberté, la prohibition fut annulée. Pour le cannabis, les premières expériences de légalisation, celle du Colorado en particulier, sont maintenant pesées avec une précision scientifique. Des effets pervers non prévus par les partisans de la légalisation troublent les libéraux. En reviendra-t-on à l’interdiction ? C’est douteux, car le critère américain n’est pas d’aboutir au bien, mais plus modestement au moindre mal : forcément décevant pour les amateurs de vérité absolue qui, en France, dominent les débats de société.

Par-delà ces positions et postures des philosophes français et des économistes américains, ajoutons ceci au débat : le cannabis n’est pas seulement une question de santé ou de police. Comme l’explique le psychanalyste américain Thomas Szasz, toute société est fondée sur des interdits et des transgressions : si le cannabis n’est plus le seuil de la transgression, par quel interdit faudra-t-il le remplacer ? Car il n’existe pas de société absolument libre. Enfin, ce n’est pas parce que le cannabis est légal qu’il faut en consommer : le libre arbitre, nulle part, n’est dicté par la loi.


Editorial publié dans le numéro de septembre 2019 de France-AmériqueS’abonner au magazine.