Être ou ne pas être politiquement correct

Peut-on encore enseigner Mark Twain, dont le héros est un « nègre », dès l’instant où le mot est banni ? Que dire des albums d’Hergé et leur représentation grotesque des femmes, des juifs, des noirs et des arabes ?

Aux Etats-Unis comme en France et ailleurs, là où des mouvements populistes bousculent les normes intellectuelles et politiques, de nouveaux leaders annoncent que « eux » ne seront pas politiquement corrects. En somme, ils diront les faits, rien que les faits, sans se laisser embrigader par quelque police de la pensée et des mots.

Ah mais ! Par-delà ces postures, est-il exact qu’une sorte de service d’ordre anti-bourgeois, actif dans les universités et les médias, des bolcheviks reconvertis ou des ou des défenseurs autoproclamés de quelques minorités actives, réduirait le plus grand nombre au silence ? Il convient, je crois, pour savoir
de quoi on parle, de remonter aux sources. Le concept de politiquement correct, devenu universel, est né sur les campus américains dans les années 1980, mais en grande partie sous l’influence de penseurs français populaires sur la Côte Est, à Cornell, Yale, Princeton particulièrement ; les plus notoires s’appelaient Michel Foucault, Jacques Derrida et Pierre Bourdieu.

A des étudiants enthousiastes, ils enseignèrent que les mots véhiculaient du pouvoir. Les exemples sont bien connus : dire d’un Indien qu’il est indien aux Etats-Unis, c’est le ramener à son statut de colonisé, alors qu’en réalité il est, appellation neutre, un Natif américain. Pareillement, un Noir n’est Noir que dans le regard des Blancs ; un fou, disait Foucault, n’est fou que du point de vue de celui qui se croit normal. A partir de ce constat, incontestable, est née une révision du langage et des comportements qui gagnera tous les comportements sociaux ; des deux côtés de l’Atlantique : une véritable décolonisation, à mon sens, du geste et de la langue. Attention toutefois à ne pas confondre ce langage politiquement correct avec la stratégie politique, traditionnelle en France, de contournement de la vérité ou euphémisme. La frontière peut s’avérer subtile : quand le Premier ministre français, Edouard Philippe, annonce que désormais on n’expulse plus les migrants mais qu’on les « raccompagne », il s’agit d’un euphémisme qui passe pour politiquement correct.

Les conservateurs, américains ou non, ricanent. Ils soulignent certaines conséquences absurdes : peut-on encore enseigner Mark Twain, dont le héros (Jim) est un « nègre », dès l’instant où le mot est banni ? Question à ce jour sans réponse et qui varie selon les collèges. Cette querelle du politiquement correct a récemment rebondi sous l’effet des néo féministes de #MeToo et de #BalanceTonPorc en France.

Des deux côtés, on caricature. Les opposants aux néo-féministes prennent la défense de l’amour courtois : ainsi Catherine Deneuve a-t-elle signé, au nom du droit à la séduction, une pétition contre les excès de #MeToo ; ignore-t-elle que le harcèlement sexuel existe réellement dans des usines et bureaux qu’elle ne fréquente pas ? A l’inverse, certaines féministes qualifient de viol toute approche non précédée d’un contrat ; des étudiants américains ont été abusivement condamnés pour cela. En politique, les attitudes ne sont guère plus franches : ceux qui vitupèrent contre le politiquement correct, tels Donald Trump aux Etats-Unis et la famille Le Pen en France, ont clairement la nostalgie d’un ordre ancien qui fut dominé par des mâles blancs. S’en prendre au politiquement correct est, pour eux, une couverture commode de leurs préjugés très archaïques. Et leurs agressions verbales, comme par hasard, ne pleuvent que sur les plus vulnérables, les minorités ethniques, sexuelles, religieuses. De cette manière et malgré eux, ces adversaires du politiquement correct donnent raison à ses partisans et à l’hypothèse de Michel Foucault.

Comment arbitrer entre ces excès et peut-on se placer au centre ? Cela me semble possible. En se référant à l’histoire de cette controverse, aussi récente soit-elle : la décolonisation du vocabulaire et la police des mots s’inscrivent dans la continuité de la colonisation physique qui les précède. Les Blancs ont bel et bien exploité les Noirs ; les hommes ont exploité les femmes ; les Juifs, les Roms et les Arméniens ont bien été martyrisés ; les handicapés ont bien été exclus de la société occidentale.

Tous ces faits ont commencé à être reconnus par le plus grand nombre à partir des années 1960, au terme de longs combats qui ne furent pas qu’oratoires. La purification du langage a logiquement suivi parce qu’il était bel et bien empreint de siècles de discrimination. Certains adversaires du politiquement correct observent qu’il ne s’agit que de mots et de conventions : mais certains mots font mal. Ceux qui, appartenant à des minorités, ont hérité de la longue tyrannie de la discrimination souffrent réellement quand un terme ou un geste les renvoient à leur condition antérieure.

Tel devrait être le critère absolu du bien parler : ne pas nuire, ne pas heurter l’autre qui n’est pas vous. Contrôler son langage et ses gestes, cela aussi fait partie intégrante de la culture occidentale. Ne pas se contrôler au nom de la liberté d’expression, du jeu de la séduction, voire de l’humour — tu parles — est une régression dans la barbarie. Quitte à commettre des excès, et tous nous en commettons, mieux vaut l’excès dans la « correction » que l’inverse. Mieux vaut un peu de ridicule dans le contrôle du langage que d’infliger à l’autre une souffrance parce qu’il est différent. La prétendue liberté d’expression, dont se réclament les adversaires du politiquement correct, n’est pas un argument recevable : ce n’est pas de liberté dont il s’agit, mais de notre égale dignité. J’attends vos critiques, avec sérénité.


Edito publié dans le numéro de février 2019 de France-Amérique

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